Episode #3: Ira Ingber
↓ Traduction en français ↓ | English transcript
Ira Ingber: Instant présent, musicalité et production - Une courte rétrospective de l’industrie
Gabi Chesnet
Salut, je suis Gabi Chesnet !
Cyd Levine
Je suis Cyd Levine et bienvenue au Musicians’ Teatime ! C'est assez chouette, parce que ça fait un moment qu’on ne s’est pas retrouvé devant nos micros comme ça ; La raison étant que notre intrépide hôte Gabi voyageait dans les contrées sauvages de Los Angeles et a pu interviewer de brillants musiciens dans leur habitat naturel.
Gabi Chesnet
C'est vrai ! Je suis en train de décompresser en Normandie en ce moment, ces derniers mois ont été très mouvementés et bien remplis. Je suis très reconnaissante et honorée d'avoir pu faire personnellement connaissance avec des personnes formidables dans le domaine de la musique à Los Angeles.
Cyd Levine
Alors, qui avons-nous pour la pause thé aujourd'hui ?
Gabi Chesnet
J’ai le plaisir de vous présenter Ira Ingber, vétéran de l'industrie musicale, musicien de session, compositeur, producteur, artiste solo, ami et collaborateur de longue date de personnes comme Bob Dylan et Van Dyke Parks, et tête d'affiche de tous les hommes nés sous le signe du Bélier. Il travaille notamment avec Steve Bartek, John Avila et David Raven au sein d'un groupe appelé JackiO en ce moment. Si vous êtes dans la région de Los Angeles, je vous recommande vivement d'assister à l'un de leurs concerts. Je le remercie beaucoup de m'avoir accueillie pour cette conversation sur des sujets trop nombreux et passionnants pour les nommer d'emblée.
Cyd Levine
Ira est une source de sagesse, il a parlé d'un millier de choses différentes qui étaient toutes fascinantes et j'ai vraiment apprécié cette interview. Les musiques d'intro et de fin de cet épisode sont de sa composition, donc si vous vous dites “hé, c’est plutôt pas mal” - c'est lui ! [GC: J’y mettrai un lien.] Sans plus attendre, allons-y !
c. 2009
2021 - photo par Gabi Chesnet pour AAR
Gabi Chesnet
Ira, merci, et bienvenue chez Musicians' Teatime. C'est un plaisir de vous recevoir. [II: Merci.] C'est toujours une question qui dérange les gens, mais pourriez-vous nous parler de ce que vous faites, de ce que vous avez fait depuis...
Ira Ingber
Depuis mes 12 ans, tu veux dire ? (Rires)
Gabi Chesnet
...dans le domaine de la musique, de l'art, ou autre ?
Ira Ingber
Eh bien, je suis un musicien, ce qui n'est probablement pas un grand choc. J'ai grandi à Los Angeles. Je suis né à Minneapolis, dans le Minnesota, ma famille est venue ici. J'étais assez jeune, mais j'ai encore une grande famille là-bas. Les racines du Midwest sont donc toujours là, nous nous y voyons. Mais quand je suis arrivé en Californie, en tant que jeune homme, nous étions au milieu - même pas au milieu - c'était avant la grande explosion pop du début des années 1960. Et c'était largement centré ici. Bien qu'à l'époque, nous ne le savions pas tous. Parce que tout le monde avait l'impression que c'était l'Angleterre, les Beatles et tout ça. Mais en fait, c'était ici, l'industrie musicale n'avait pas vraiment migré.
Elle était concentrée à New York, en grande partie. Dès le début, toutes les grandes entreprises étaient à New York, et Los Angeles, bien sûr, c'était l'industrie du film. Et l'une après l'autre, ces entreprises ont commencé à venir, parce que les changements culturels se produisaient d'abord ici, largement alimentés par quelques éléments : la guerre du Vietnam, le mouvement pacifiste, le mouvement des droits civiques, qui était présent dans tout le pays - mais il se passait tellement de choses culturellement ici, que, spécifiquement dans la musique, ces entreprises qui avaient été établies à New York, étaient soudainement là. Warner Brothers s'installe. Et puis plus tard, Columbia, CBS sont venus, Atlantic sont venus, ils ont tous fini par être là. Mais Capitol, qui m'a directement affecté, était ici. Capitol était, je crois, le seul major de Los Angeles à avoir été fondé ici.
Et quand j'étais dans un groupe, j'avais 16 ans. J'ai rejoint un groupe qui jouait déjà, j'ai remplacé un des membres, et on a obtenu un contrat pour être sur Capitol Records quand j'avais 16 ans. C'était un sacré truc. Je veux dire, le contrat n'était pas énorme, mais pour moi c'était énorme, tu vois. Mais c'était presque naturel, parce que c'était la maison de disques en bas de la rue. Il y avait le local, et la tour Capitol, qui est bien sûr toujours là... Tu y es déjà allée ? [GC: Je l'ai vue.] Il faut aller à l'intérieur. [GC: Oh, on peut?] Oh, oui, ils font des visites. C'est un studio qui fonctionne, il y a encore trois pièces. Il a subi beaucoup de changements, mais les studios sont légendaires. Ils ont toujours un son incroyable. Y entrer à l'époque et y entrer maintenant, à part les nouveautés en matériel, c'est la même chose. C'est comme un musée : [il y a] des photos connues de tous les gens qui y ont enregistré - Nat King Cole, Sinatra, et j'en passe...
Donc ce groupe dans lequel j'étais, appelé The New Generation, a fini chez Capitol Records. Et on répétait... ils ne savaient pas quoi faire de nous. Alors ils nous ont mis dans l'un des studios - B, comme il s'est avéré, qui est une merveilleuse, plus petite pièce, mais de bonne taille pour un ensemble - nous étions là, à répéter dans cette pièce. Je regardais autour de moi, et les consoles, bien sûr, étaient très primitives à l'époque, tout était évidemment analogique. Mais je jetais un coup d'œil et je me disais : "Bon, qu'est-ce que ça fait ça ? Oh, ok, c'est un orgue Hammond... Et ça, c'est un microphone Neumann." J'ai donc commencé à voir ces choses qui attiraient ma curiosité en plus de jouer. J'avais une première machine à bobine, c'était juste un magnétophone de 7,5”/s, que j'ai toujours eu, j'enregistrais toujours des choses en même temps que je jouais. Donc les deux sont devenus une partie de la même chose. Enregistrer et jouer était indissociable pour moi, dès le début.
Le fait d'être ici, comme je l'ai dit, à Los Angeles était un énorme avantage, parce qu'il y avait un énorme réservoir de talents, il y avait beaucoup d'opportunités, et la partie business était en train de s'inventer. Et donc on se retrouvait à jouer en live, puis plus tard, à partir en tournée avec des premières parties, ou à faire la première partie d'un artiste. Il y a eu plus de contrats. Mais c'est parce que les opportunités étaient là. J'avais un grand frère qui était aussi dans le milieu. J'ai rencontré beaucoup de gens grâce à lui, et encore aujourd'hui, des gens avec qui je travaille toujours. Donc l'avantage n'était vraiment que de la chance. C'était juste de la chance, me trouver au bon endroit au bon moment.
Gabi Chesnet
C'est souvent le cas dans l'industrie musicale.
Ira Ingber
Oui. Enfin, j'avais du talent, je travaillais dur, mais j'étais au bon endroit au bon moment. Si j'étais à, disons, Lafayette - enfin, en Louisiane, ça aurait peut-être été différent - si j'étais à Bismarck, dans le Dakota du Nord : non. Ça ne serait pas arrivé. Ca ne serait pas arrivé du tout. Cela se passait dans une toute petite zone géographique où j'ai grandi, qui était le quartier de Beverly Fairfax. Beaucoup de gens célèbres ont fréquenté le lycée où j'allais. Les Chili Peppers sont sortis de là, et avant ça, Phil Spector a fait ce lycée. Il avait une histoire en raison de son emplacement, au milieu d'Hollywood. Donc ce genre de choses m'étaient offertes dans cette toute petite zone géographique. Capitol Records était à trois kilomètres de ma maison. C'était donc ce genre de chose.
Gabi Chesnet
Donc vous avez pu faire ça, vous étiez adolescent ?
Ira Ingber
J'étais un adolescent, oui, j'étais très jeune. Comme je l'ai dit plus tôt, ça ne me paraissait pas anormal. Je me disais "Bien sûr ! C'est ce qui se passe, on est dans la musique, on entre chez Capitol Records". Plus tard, j'ai découvert à quel point c'était inhabituel. C'était très inhabituel pour quelqu'un de 16 ans d'avoir un contrat de disque chez Capitol Records. Je ne le savais pas à l'époque. Je savais que c'était spécial.
Gabi Chesnet
Même à l'époque, il semble que c'était beaucoup plus facile de se lancer, de créer un groupe et de sortir un disque. Et maintenant, c'est peut-être un peu plus saturé.
Ira Ingber
Oh, le business ne se ressemble pas du tout. Il y avait de bonnes et de mauvaises choses dans l'ancien temps. Les mauvaises aspects, à certains égards, l'emportent sur les bons. Ils te possédaient. Ils étaient les contrôleurs. Ils décidaient qui pouvait enregistrer. Ils décidaient où tu pouvais enregistrer. Ils décidaient quand tu pouvais enregistrer ; et à la fin, tout leur appartenait, et tu avais toujours une dette envers eux. Mais ils avaient les moyens de distribuer le matériel, ils avaient les moyens de décider essentiellement qui réussirait et qui ne réussirait pas. C'était en leur pouvoir.
Gabi Chesnet
Donc ça pouvait vous faire vivre ou vous détruire.
Ira Ingber
Absolument. Alors tu sais, les gens qui se languissent du bon vieux temps... Il y avait vraiment des bonnes choses à retenir. Le bon côté était que tu étais épaulé. Lorsque tu partais en tournée, la maison de disques payait les chambres d'hôtel - bien sûr, tu les payais de ta poche plus tard, mais j'aime les qualifier de banque à très haut taux d'intérêt. Ils te prêtaient de l'argent à des taux d'intérêt élevés, mais ils te prêtaient de l'argent ! Nous avons eu l'occasion de travailler avec certains des meilleurs ingénieurs, des producteurs talentueux et de superbes studios. Donc c'était des trucs en plus, et j'ai beaucoup appris en cours de route.
Et quand nous avons commencé à voir le système changer, c'est un peu comme ce qui s'est passé avec les studios de cinéma, encore une fois, en les utilisant comme exemple. Il y avait une chose appelée le système des studios dans les années 20 et 30, 40 et même 50. Les grandes compagnies, Warner Brothers, MGM, Paramount, possédaient les acteurs. On signait en tant qu'acteur avec Paramount, et ils les prêtaient. Paramount prêtait, par exemple, Cary Grant pour travailler chez [cet autre studio] et ils négociaient des contrats. C'étaient des pions, les acteurs étaient des pions. [GC: Un peu déshumanisant.] Oui. Puis ce système a commencé à s'effondrer, un peu comme le système musical, lorsque les acteurs et les réalisateurs se sont séparés et ont créé leurs propres studios. C'est ce qu'a fait Francis Ford Coppola. Les premières œuvres de Spielberg et De Palma - ces réalisateurs, ont monté leurs propres studios. Les studios ne voulaient pas ; "Vous ne pouvez pas faire ça !". Et ils ont dit, “Chiche". Ils ont réussi, et ça s'est effondré. La même chose s'est produite dans la musique, où il y a toujours eu des studios d'enregistrement indépendants ici à Los Angeles, mais les principaux étaient détenus par les maisons de disques, et vous ne pouviez enregistrer que dans leur studio. Quand j'étais chez Capitol, on devait enregistrer dans leur studio, parce qu'on payait pour enregistrer.
Gabi Chesnet
Comme c'est un peu le cas avec tous ces sous-labels...
Ira Ingber
Exact. C'est arrivé un peu plus tard, mais les sous-labels étaient déjà en marche. [GC: Ils répondent, en fin de compte, à la grosse entreprise.] C'est vrai, et maintenant la boucle est en quelque sorte bouclée. Donc, Universal Music Group possède tout. Ils possèdent A&M, ils possèdent Motown, bref, ils possèdent tout. C'est un peu comme si on était passé de la détention de tout par l'entreprise, à plus d'indépendance, pour revenir maintenant à la détention de tout par l'entreprise.
Gabi Chesnet
Mais aujourd'hui comme hier, avez-vous envie de rompre ce cercle-là ? Par exemple, vous avez des albums solo.
Ira Ingber
Oui, encore une fois, la bonne nouvelle aujourd'hui - avec les 20 dernières années - c'est que la technologie numérique a créé beaucoup d'opportunités. Nous n'avons plus besoin d'aller dans un studio pour travailler. J'ai une pièce ici. Lorsque l'ordinateur est devenu suffisamment puissant, et la mémoire suffisamment bon marché, j’en passe - et on parlera des plugins plus tard - tout a atteint une masse critique. C'était vers, oh, je dirais 2000-2005, quelque part par là. Au moment où l'iPhone est sorti. Lorsque cela s'est produit, l'artiste indépendant a été libéré, parce qu'il pouvait enregistrer quand il le voulait, il pouvait sortir des trucs quand il le voulait, et à la fin, il en était le propriétaire. C'est la bonne nouvelle.
La mauvaise nouvelle, c'est que tout le monde le fait. Alors comment attirer l'attention ? Eh bien, les réseaux sociaux commencent à faire leur apparition. Et ainsi les gens crient, "hé, j'ai un disque", "j'ai un disque", "j'ai un disque". Maintenant, il y a trop de musique. Quelle est la statistique que nous avons entendue concernant YouTube ? Qu'est-ce que c'est, 20 heures de contenu sont mises en ligne chaque seconde ? Il n'y a aucun moyen de compter. [GC: On ne peut pas vraiment lutter contre l'algorithme.] Non ! Non. Alors comment attirer l'attention ? Comment un artiste individuel et indépendant peut attirer l'attention ? Eh bien, on se réunit parfois, et on rassemble ses ressources, et puis maintenant on est de retour vers un label.
Par exemple, JackiO - notre petit groupe - tout le monde dans ce groupe est producteur de son côté. Nous avons tous nos carrières, et quand nous nous réunissons, nous avons cette grande palette de talents, untel ou untel peut faire ceci ou cela ; par exemple, je fais les masters pour les projets de David [Raven], notre batteur ; ou John [Avila] m'engage ou je fais venir John - j'ai fait venir John et David sur un projet que j'ai produit. Il y a donc beaucoup de pollinisation croisée. On verra sans doute davantage de cela.
Gabi Chesnet
Alors peut-être que chacun de vous, seul, a été moins capable.
Ira Ingber
Oui, il faut se regrouper. Il y a une merveilleuse citation de l'un de nos premiers pères fondateurs, Benjamin Franklin - qui a passé beaucoup de temps en France, comme tu le sais. Il a dit - c'était à la veille de la Révolution américaine - je crois que c'est quelque chose comme : "Nous devons former une seule cordée, ou chacun de nous aura la corde autour du cou". C'est tout à fait vrai ! Le fait que nous ayons besoin les uns des autres, tu vois, et dans l'aspect musical, le business de la musique - c'est un business prédateur. Il y a beaucoup de choses sans scrupules qui se passent. Je ne veux même pas parler de ce que les artistes sont maintenant payés pour le streaming, mais tu es au courant, c'est une somme dérisoire, presque pas assez pour avoir envie de le faire.
Les supports physiques n'existent plus, donc l'argent que gagnent les musiciens de nos jours provient essentiellement des concerts, de la vente de produits dérivés lors de ceux-ci. Et le dernier domaine, sur lequel JackiO se concentre actuellement, est celui des placements pour la télévision et le cinéma, afin que nous puissions enregistrer, écrire des choses. On travaille en ce moment sur un projet que nous sommes sur le point de terminer pour une société qui nous a engagés pour créer de la musique originale pour le cinéma et la télévision, des bandes annonces, des trucs pour le web. Il y a encore de l'argent à se faire là parce qu'il y a des avances de royalties. Mais le bon vieux temps où l'on pouvait, disons, faire un album et partir en tournée, faire de très bons chiffres et répéter le processus... C'était album, tournée, écriture, album, tournée, écriture, album, et on faisait ça. C'est du passé.
Gabi Chesnet
Mais une chose qui n'a pas disparu, j'ai l'impression, c'est l'interaction avec les fans, l'intérêt des fans. [II: Plus que jamais.] Vous devez l'avoir dans le sens où vous n'allez pas gagner d'argent avec le streaming, mais un fan qui aime vraiment ce que vous faites va acheter l'album physique. [II : C'est exact.] Même s'il ne l'écoute pas.
Ira Ingber
C'est pourquoi le vinyle - je répète aux gens que les gens achètent des vinyles et ne les écoutent jamais. J'en ai un paquet, il y en a un peu ici et un peu là-bas. Je ne les écoute jamais. J'aime les regarder, j'aime les voir. J'aime savoir que c'est là. Mais tu as raison, l'interaction avec les fans est essentielle. Nous avons maintenant les moyens d'atteindre des gens que nous ne pouvions pas atteindre avant. J'ai des fans qui me suivent - il y a un ou deux Suédois avec qui j'interagis et quelques Anglais, tu vois, des gens du reste du monde qui ont acheté mes disques - nous n'aurions jamais pu faire ça avant.
Donc c'est bien. C'est une bonne nouvelle. Il y a des avantages et des inconvénients avec ce genre de choses. Être capable de faire la part des choses est essentiel, parce que nous avons ces outils qui sont des outils sans précédent. Ces téléphones qu’on a, on possède le moyen de communication ultime, et il n'a jamais été aussi difficile de joindre quelqu'un, mais on a les outils pour le faire. Puis, de temps en temps, quelqu'un de vraiment intelligent se mobilise. Zuckerberg, par exemple, "Voilà, je peux faire ça ", et soudain le voilà trillionnaire. Donc nous, en tant qu'artistes, artistes créatifs, je pense que les actifs dépassent largement les passifs en ce moment, bien que les passifs soient assez considérables.
Gabi Chesnet
Je pense qu'il est assez intéressant que vous semblez avoir cette perspective qui est relativement différente de beaucoup de gens de votre génération de musiciens, qui ont tendance à avoir parfois une nostalgie mal placée... [II : Pourquoi pas du pessimisme ? (Rires)] Non, c'est différent du pessimisme ! C'est plutôt une nostalgie mal placée vis-à-vis du passé.
Ira Ingber
Oh oui, je suis content que tu abordes ce sujet. [GC : Les choses sont tout simplement différentes.] Les choses sont différentes ! Et tu sais, le passé est vraiment révolu. D'accord, les amis ? Il est révolu. C'est un héritage, si on le veut. Si vous voulez vous y attarder, vous allez être très déçus. J'ai eu des moments très, très chanceux en cours de route, et quelques-uns en particulier qui je pense valent la peine d'être évoqués ici.
C'était il y a de nombreuses années, au début des années 80. Je travaillais beaucoup dans un studio avec un ami, nous sommes devenus amis, j'étais là tout le temps. J'ai appris beaucoup de techniques de studio en étant là tous les jours. Je ne connaissais pas un micro d'un autre et j'ai commencé à apprendre, "Oh, ok", je savais découper de la bande, j'ai appris, et soudain, "Bon, je deviens plutôt pas mal dans ce domaine". Un jour, quelqu'un est arrivé avec cette grosse boîte - à peu près de cette taille - un tas de boutons dessus, et il l'a branchée à la console. Ok, qu'est-ce qui va se passer ? Ça démarre. J'entends de la batterie ! C'était la première machine Linndrum. C'était la première boîte à rythmes qui sonnait comme une batterie. Rien à voir avec une TR-808.
Gabi Chesnet
C'était le début du MIDI ?
Ira Ingber
C'était juste avant le MIDI. Tu as sauté les étapes, là. [GC: Il faut que je me remette à la page.] Tu as sauté les étapes, mais je vais y venir dans une seconde. Le studio avait une super sonorisation, des retours audio, ces trucs géants. C'était clair comme de l'eau de roche : c'est là qu'on va. C'est ça. Ce n'est pas que c'est la meilleure chose à faire, ou que c'est une piste possible ; non, c'est là où on va. [GC: C'est ce qui vient après.] Ouais, c'était comme si une ampoule s'était allumée, "Ok. C'est ça. C'est là qu'on va". Puis on a commencé à entendre ces disques au début des années 80, du genre Michael Jackson. Aucun batteur ne peut jouer ça - eh bien, ce n'est pas un batteur. Puis les sons sont devenus un peu plus artificiels, plus de traitement de signal, des réverbs gate, des réverbs numériques et d'autres choses comme ça. Le traitement de ces machines ; le MIDI est arrivé à ce moment-là, et le barrage a sauté. Parce qu'à ce moment-là, une ou deux personnes pouvaient reproduire un groupe entier. Donc le bassiste est parti, le batteur est parti. La guitare, heureusement pour moi, était et est toujours plus difficile à remplacer, parce qu'elle est tellement aléatoire.
Gabi Chesnet
Je trouve ça extrêmement difficile. Il y a des plugins, mais…
Ira Ingber
On peut. J'ai entendu un million de plugins pour guitare et j'en utilise certains, juste parce qu'ils sont faciles et pratiques. Parfois, ils sont vraiment bons pour la tâche.
Gabi Chesnet
Ou peut-être, enfin par expérience, pour de gros accords.
Ira Ingber
Oui, c'est vrai, et les airs atmosphériques. C'est génial. Ça marche. Mais si tu as quatre personnes ici qui jouent de la guitare, et que je dis à chacun d'entre eux “fais-moi un do”, ils vont tous sonner différemment. Maintenant je veux que vous jouiez une ligne, jouez, (chantonne un riff). Mêmes notes, même guitare, ils vont tous sonner différemment. Si tu prends un piano, ils sonnent tous pareil. Donc c'est, encore une fois, de la chance. La guitare n'allait pas être remplacée, d'une certaine manière elle a pris de l'importance. Le saxophone, le violon, ces instruments idiosyncratiques qui sont… [une voiture passe bruyamment] C’est quoi ce bruit ? Enregistrons ça !
C'était un avantage pour ces musiciens, car ils ont acquis plus de personnalité. Ainsi, on pouvait repérer Eddie Van Halen : "C'est Eddie Van Halen. C'est ce qu'il fait. Personne ne sonne comme ça.” [GC: Ça les trie un peu…] Oui, exactement. C'est ça, ça les élimine. Mais pour tous les autres trucs, pour la basse, les instruments à cordes, le clavier - moi, je suis un mauvais claviériste. Mais avec le MIDI, je sonne vraiment bien. Pas vrai ? [GC: Qui ne sonne pas mal ?] Oui, qui ne sonne pas mal ?
Gabi Chesnet
Même un orchestre entier, on peut le reproduire avec les plugins BBC.
Ira Ingber
Bien sûr, et ça arrive tous les jours. [GC: Et ça sonne naturel.] C'est vrai, et quand les budgets ont diminué - parce que les producteurs, les utilisateurs finaux de ces produits, voulaient profiter de ces choses - ils disaient, "Bon, on a 5000 $, vous pouvez me faire une musique de film ?". Je leur répondais "oh, je ne peux pas -" On ne pouvait pas faire ça avant, mais maintenant on peut. Il faut travailler très dur, mais en réalité, c'est possible.
C'est devenu un problème en soi, car plus les gens disaient oui, plus les budgets diminuaient. C'est comme ce que je disais plus tôt à propos de la technologie. Elle était très libératrice et offrait d'énormes possibilités, du jamais vu. Mais elle a aussi assuré sa perte. C'était presque comme une chose autodestructrice, comme une drogue que nous avons tous prise en nous disant "ouais, c'est de la bonne". Cependant, il y a un prix à payer. Et le prix était que la capacité à commander un budget qui était réalisable a continué à couler, parce que l'utilisateur final a dit, "Alors si vous ne pouvez pas le faire, cette personne-là sera heureuse de le faire. Elle a un ordinateur à la maison, et elle va tout simplement nous pondre cette B.O”. Et pour beaucoup de musique qui est considérée comme du papier peint, comme pour un documentaire ou une publicité, tu n'as pas besoin de 10 personnes. Une seule suffit.
Gabi Chesnet
C'est vrai. Mais il y a une différence dans ce que veut la personne qui commande un artiste. Parce que si quelqu'un est prêt à travailler pour moins cher, ce n'est pas une personne qui va engager tout le quatuor à cordes, ou l'orchestre.
Ira Ingber
C'est exact, oui. Et si tu as l'opportunité, en tant qu'auditeur, d'entendre une bande originale composée d'une seule personne, plutôt qu'un groupe de personnes qui la jouent, tu vas toujours choisir un groupe de personnes. [GC : Tout le monde ne peut pas faire la différence, quand même.] Eh bien, je ne suis pas d'accord. [GC : Je pense que je peux, mais...] Je sais - je pense que la plupart des gens peuvent, même les non-initiés, même les personnes qui ne sont pas des professionnels. Ils capteront ; il y a quelque chose qui nous touche ici au cœur et à l'oreille de la part des humains qui font de la musique ensemble. On l’a vu pendant la pandémie, c'était un exemple très parlant de cela.
Pendant toute la durée de la pandémie, nous n'avons pas - du moins pas moi, la plupart des gens que je connais ne l’ont pas fait - on ne jouait pas ensemble. Tu as sans doute vu sur Internet tous ces carrés de jazzmen ou de musiciens classiques en train de jouer, et ça avait l'air super. Il y a le bassiste ici, et il y a le batteur là - et aucun d'entre eux ne jouait ensemble. Parce qu'il y a le problème de la latence. C'était le casse-tête. On ne pouvait rien obtenir d'assez proche de 10 millisecondes, 15 au sommet, de latence. Tant qu’on ne pouvait pas faire ça, on ne pouvait pas jouer ensemble. Donc je jouais quelque chose, je te l'envoyais, tu le jouais, tu l’envoyais à lui, il le jouait, et puis quelqu'un à la fin le mettait ensemble. Ça ressemble beaucoup à de la musique, mais ce qui manque, c'est la communication non verbale. Ce qui est absent, c'est le contexte émotionnel d'être dans une pièce ensemble, où il se passe tellement de choses qui ne sont pas exprimées verbalement.
Et quand je suis revenu au début de l'année à ma première session en personne, c'était comme si je... en plus d'aller au paradis (rires), c'est là que ça a commencé, les choses auxquelles nous n'avions jamais pensé, comme jouer ensemble, comme les indices non verbaux, toutes ces choses auxquelles nous n'avions jamais réfléchi, parce que nous n'avons jamais eu à le faire, parce que ça n'a jamais été interrompu. [GC : Et on prenait ça pour acquis.] Oui ! On n’y aurait jamais pensé. Mais dès que ça nous est retiré, c'est la seule chose à laquelle on pense. Et puis soudain, quand nous sommes de retour, on se dit "ouah, c'est incroyable", et ça continue de l'être. Quand tu nous as vus l'autre soir, c'était seulement la troisième fois que nous jouions en tant que groupe depuis la pandémie. On a fait quelques trucs. On s'est passé quelques fichiers. C'est juste qu'avec ce groupe, ce n'est pas pareil. Ce groupe est basé sur l'interaction spontanée.
Gabi Chesnet
Et ça se répercute très bien, à en croire ce que j'ai vu. [II: Oui, c'est ce qu’on fait.] Vous interagissez les uns avec les autres, et ça fait plaisir de vous voir. [II: Oui !] Vous vous souriez les uns aux autres.
jackiO à Ireland’s 32 (Van Nuys, CA), par Gabi Chesnet pour AAR
G - D : David Raven, John Avila, Ira Ingber
Ira Ingber
On est content. Le public est content - le public est content, nous sommes encore plus contents, ça se renvoie la balle. [GC: On voit qu'il y a une alchimie entre vous.] Oui ! Tout ça, tu as raison, c'était considéré comme acquis, parce qu'on n'avait jamais eu à y penser. Maintenant on y pense. Hier encore, comme je l'ai dit, on travaillait sur ces prises, et on était dans la même pièce. Le seul problème que l'on rencontre habituellement est que nous avons trop d'idées. On ne manque jamais d'idées. Ce sont tous des musiciens très accomplis dans ce groupe, et ces gars-là, nous avons un énorme respect les uns pour les autres, et nous nous amusons beaucoup. Mais également, nous avons un sens des forces de chacun. Et on joue en fonction de ces forces. C'est probablement ce qui se passe dans le monde entier avec des musiciens qui se retrouvent après cette période très sombre, pour aller de l’avant.
Gabi Chesnet
J'ai l'impression que c'est quelque chose à quoi je ne prêtais pas vraiment attention avant la pandémie, lorsque je jouais avec des gens dans une pièce ou sur scène. Mais vous semblez improviser pas mal. Dites-moi si je me trompe, mais... [II: Oh, on le fait.] Vous le faites vraiment, et parfois vous n'avez même pas besoin de vous regarder. Tout est dans le langage corporel et la façon dont vous semblez, comme les musiciens de jazz, vous plonger dans la bulle.
Ira Ingber
Oui, c'est exactement ça. Dans le cas de notre groupe, c'est une confiance et un respect mutuels. Nous nous connaissons très bien maintenant. Je sais donc que si je regarde David, notre batteur, il va faire quelque chose, je fais ça... (rires) et il le fait ! Ou je regarde John, notre bassiste, et je fais juste ça... et il est là.
Gabi Chesnet
Vous avez l'impression de diriger quelque chose ?
Ira Ingber
Si je dirige, si je pense que nous devrions [faire quelque chose], je vais juste le faire. Je vais juste faire ça - (hochement de tête) - ça veut dire, continue de le faire. Ou ne le fais pas. Arrête. On m'a décrit... Je ne suis pas du tout le leader du groupe. Il n'y a pas de leader, mais je suis un peu comme le premier parmi les égaux. J'ai tendance à être plus une étincelle pour eux. "Ok, les gars, on va faire ça demain", j'envoie l'email. "On a un concert là-bas, soyez là à 7 heures.” Les autres gars le font aussi, mais j'ai tendance à être davantage l'initiateur. Mais je le répète, ils sont tous extrêmement compétents. Steve Bartek, en particulier, c'est un extraordinaire... Je veux dire, ses compétences le sont. C'est l’orchestrateur de Danny Elfman, et il était dans Oingo Boingo avec John. Donc il a de l'expérienc, et on se connaît depuis longtemps. J'ai travaillé sur quelques films de Danny Elfman.
Gabi Chesnet
C'est là que vous vous êtes rencontrés ?
Ira Ingber
Nous avons appris à mieux nous connaître. Nous avons beaucoup d'amis en commun, mais nous avons appris à bien nous connaître pendant ces films. Puis nous nous sommes un peu perdus de vue, parce que Boingo étaient toujours actifs. Et puis quelques années plus tard, nos chemins se sont croisés... Du genre : "Qu'est-ce que tu fais ?" "Bah, je ne joue pas assez". C'est ce que Steve a dit. Alors on a commencé à jouer et une chose en a entraîné une autre. J'avais un autre groupe avant, et on a juste joué, on adore jouer ensemble. J'adore jouer avec un autre guitariste. Il y a tellement de choses qu'on peut faire à deux. Parce que pour moi, il y a beaucoup de gens qui sont juste des artistes solo et c'est ce qu'ils font, mais j'aime l'interaction de deux guitares. Je l'entends presque comme un orchestre, et Steve aussi. Donc nous trouvons facilement notre place.
Et c'est beaucoup de magie. Tu sais, c'est beaucoup de communication automatique, qu'encore une fois on prend pour acquis. Je n'ai jamais considéré cela comme acquis même avant la pandémie, mais certainement pendant, et maintenant en sortant de ça. [GC: Ça vous atteint encore plus.] Oui ! Oui, je pense que nous n'avons pas encore fait le point en tant que race humaine sur la façon dont on va de l'avant après ce genre de choses. Mais je pense que nous sommes tous profondément affectés par ça. On le voit à l'enthousiasme des publics qui reviennent dans les lieux de concert, ils ont faim de quelque chose qui leur donne cette sensation qui leur manquait, qu'ils ne savaient pas qu'elle leur manquait, alors qu'elle était là depuis le début.
Gabi Chesnet
Il est difficile de décrire le sentiment d'être comblé en voyant un groupe parce qu'il est heureux de jouer. [II: Oui !] Pour moi, c'est comme ça, voir des musiciens heureux.
Ira Ingber
Oui, c'est tout à fait ça. De cette façon, on dit qu'il y a des aspects positifs de la pandémie, des côtés bénéfiques. Je pense que c'est en partie ça, c'est que nous avons un sens renouvelé, une appréciation renouvelée des choses qui sont vraiment essentielles, et plus centrales dans nos vies que nous ne le pensions peut-être. Parce que ça a toujours été juste là.
Gabi Chesnet
Je suis d'accord, peu de gens veulent admettre qu'il y a peut-être quelques points positifs ici et là. C'est difficile.
Ira Ingber
Ça l’est. Ça l’est, parce que ça a été une période difficile pour nous tous; tu le sais, très, très difficile. Nous avons perdu des gens, sur le plan personnel. Mais je suis convaincu qu’on prendra de nombreuses années à regarder en arrière. C'était quoi ce truc ? Les grands événements semblent faire ça aux humains. Comme si on ne pouvait pas le supporter, c'est trop gros à encaisser, d'autant plus qu'on n'a même pas encore fini, hein ?
Gabi Chesnet
Cela vous affecte donc personnellement, en tant que personne, mais aussi en tant que musicien, et cela affecte l'environnement de la musique elle-même.
Ira Ingber
Oui, parce que les musiciens, nous sommes empathiques, n'est-ce pas ? On a des antennes, des sensibilités que beaucoup d'autres personnes ne perçoivent peut-être pas de la même manière. Donc les choses qui nous affectent vraiment fortement finissent par se diffuser et affecter d'autres personnes. Mais oui, je pense qu'à mesure que nous avançons, nous aurons de plus en plus l'impression de devoir comprendre ce qui s'est déroulé.
Gabi Chesnet
Je ne pense pas que nous ayons jamais oublié, mais nous avons pris pour acquis de plus en plus le fait d'être dans la même pièce que les gens, d'interagir et d'apprécier la compagnie des autres. Que ce soit avec une guitare ou pas. [II: Oui, je suis d'accord.] Il y a quelque chose de bon là-dedans.
Mais alors ce groupe, comment est-il né exactement ? Quand ?
Ira Ingber
JackiO est né d'une sorte de coïncidence - bien sûr, nous savons qu'il n'y en a jamais. On se connaissait tous, mais on avait jamais joué ensemble. Je connaissais John, John et Steve étaient bien sûr dans Boingo, David et John travaillent ensemble. Steve et David ne se connaissaient pas, je crois qu'ils ont joué une ou deux fois il y a des années. Mais ce sont les plus éloignés du cercle. David et moi étions dans un groupe il y a quelques années, brièvement. C'était à un vernissage, une exposition. Il jouait avec un autre gars. On ne s'était pas vus depuis un moment. "Qu'est-ce que tu deviens ?" "Ah, pas grand chose...". Alors on s'est dit, bon, on se voit. C'était très rapide. "Bon, on devrait mettre ce type dans une pièce avec celui-ci", et dès qu'on s'est retrouvés tous les quatre dans cette pièce, c'était magique. Et voilà. "Ok, allons-y".
Maintenant, la difficulté c'est que nous avons des vies et des plannings. Donc on s'arrangeait quand on pouvait et puis on a commencé, les gens voulaient qu'on joue, et on en a fait une priorité. Parce qu'il le faut, ça n'arrive pas comme ça si on ne le planifie pas. Alors on suscite des raisons de nous réunir. C'était très clair - pour les gens qui nous ont vus au tout début aussi - c'est vraiment spécial, ces gars font ça depuis un bail. Pourtant, il y a quelque chose de nouveau ici. Il y a quelque chose que je n'ai jamais entendu auparavant. Et ce n'est pas que nous jouons une musique qui est complètement unique, parce qu'elle ne l'est pas du tout, mais la façon dont nous le faisons, le soin que nous y mettons, l'intention. Il s'agit de l'intention, que tout le monde soit dans le moment présent. C'est la partie cruciale. On est dans le moment présent. Tu ne penses pas à "Est-ce que j'ai fermé la porte de ma maison ?", "Est-ce que j'ai payé la facture ?". Non, tu es là, en train de faire ça maintenant. Pleine conscience.
Gabi Chesnet
Exactement, c'est le terme, la pleine conscience.
Ira Ingber
C'est un exercice de pleine conscience, les moines bouddhistes le font depuis des milliers d'années. C'est la même chose, c'est le même principe.
Gabi Chesnet
C'est un très bon remède contre l'anxiété, même simplement en écoutant et en vibrant au son de la musique.
Ira Ingber
Ouais ! Être en contact avec l'endroit où l'on se trouve, en cet instant. Ce moment que toi et moi avons en ce moment est le seul qui existe, et celui que nous avons commencé il y a environ une demi-heure est parti. C'est celui qu’on a. C'est une chose vraiment difficile à maintenir pour l'esprit occidental. Je pense que l'Orient, du moins l'ancien, lorsqu'il avait sa philosophie en main, lorsqu'il n'était pas aussi poussé par le matérialisme, avait ça en tête. Donc c'est une pratique que j'essaie de suivre. Je répète presque tous les jours.
Je joue de la guitare presque tous les jours, parce que pour moi, c'est une discipline très physique, et si je laisse passer quelques jours et que je prends une guitare, c'est... "Ça me semble... un peu étranger". Alors que je connais beaucoup de gens qui la prennent, la posent, la reprennent, et jouent super bien. Deux semaines après, trois semaines après, un mois après, pas de problème. Moi, je ne peux pas faire ça. [GC: Comme faire du vélo.] Oui, ce n'est pas automatique pour moi. J'ai dû y travailler. Comme je l'ai dit, tu sais, j'avais un certain talent naturel, mais j'ai travaillé dur pour le développer. Et je dois encore travailler dur pour le faire progresser. Il ne suffit pas de l'avoir et de le garder, je dois le faire durer, car il faut l'entretenir. Et il y a le côté physique comme je l'ai dit, et le côté mental. J'essaie d'apprendre de nouvelles choses en tant que musicien, et il faut ajouter à cela l'apprentissage des techniques de studio. Comme on le disait plus tôt, les plugins.
Je me suis donc inscrit récemment à Plugin Alliance, tu connais ces types ? Ce sont des dealers. [GC: A peu de choses près !] Ce sont des dealers allemands, je les adore - on enregistre ça, ok, c’est dans la boîte - enfin, ils font des trucs super. Un de mes amis m'a dit : "Oh, inscris-toi à ce truc". Tu leur donnes 149$ par an, ou quelque chose comme ça, et tu peux utiliser tous les plugins, tu les loues plus ou moins. Ensuite, si tu veux les acheter, alors ils ont des offres spéciales. Tu les vois probablement, non ? Tous les jours ?! Tous les jours, je vais recevoir un e-mail.
Gabi Chesnet
Il faut se désinscrire !
Ira Ingber
Eh bien, voici le truc marrant qui est arrivé il y a deux nuits. Un de mes amis m'a dit "oh, la Black Box". Je ne sais même pas ce que c'est ! "Mets-la sur le master bus. Ca sonne bien." Donc je jouais avec, je l'ai mise. Il y a des ajustements mid/side pour pouvoir étendre le champ stéréo, tous les éléments mid/side étaient là - saturation à tube, émulation, tous ces trucs géniaux ! Mais tu vois, "air", c'est quoi ? Donnez-moi une fréquence. Non, c'est juste "air". Bon, c'est probablement 10k et plus, je ne sais pas. C'était en solde. Bien sûr, ils te donnent les réductions. "Ok, je vais craquer." Donc j'ai cliqué, je me suis connecté, ok, je suis sur le point de l'acheter. Ils ont dit - un petit message apparait - "vous le possédez déjà". (Rires) J'ai dit, eh bien voilà le problème. Je ne savais pas que je l'avais acheté ! Vraiment, j'avais oublié que je l'avais acheté, je ne l'ai pas utilisé. Mais le marketing incessant m'a gardé suffisamment sur le qui-vive pour que je me dise “oh là, il vaut mieux l'acheter", car ça se terminait à minuit ce soir. Ils mettent une limite de temps dessus. J'ai trouvé ça hilarant. Je possédais déjà la chose que je voulais acheter ? Vraiment ? Je ne peux pas compter, et toi non plus, tu ne peux probablement pas compter les plugins que tu possèdes maintenant. Il y en a trop.
Gabi Chesnet
Vous devenez une sorte de collectionneur, d'accumulateur.
Ira Ingber
Oui, c'est une bonne façon de voir les choses. Et c'était il y a des années aussi, je me souviens quand les premières bibliothèques de samples, les bibliothèques de samples de batterie - j’en possède beaucoup, Addictive Drums, EZ drummer, et quelques autres. Et ça fait partie de la condition humaine aussi, je pense que ça vaut le coup d'en parler un moment. J'ai donc 10 000 kits de batterie, 20 000, peu importe - plus que ce que l'on peut entendre dans une vie - et je vais maintenant monter un kit de batterie pour quelque chose. Je vais probablement utiliser la première, les deux ou trois premières caisses claires que j'entends, et je ne vais sans doute jamais entendre les 20 000 autres. Parce que "oh, ça marche. J'aime ça.” - c’est réglé.
Il y a quelques années, j'ai entendu parler d'une étude sur le fait de donner trop de choix aux gens. [GC: Oh, certainement.] Pas vrai ? Donc tu vas dans - je ne sais pas comment c'est en France, probablement davantage comme ici maintenant - tu vas dans le rayon du supermarché, et il y a 20 détergents différents pour la lessive. Déjà, ils sentent tous mauvais. Mais pourquoi 20 ?
Gabi Chesnet
Je pense que ça génère de l'anxiété chez l'acheteur. [II : C'est juste.] Ce qui les pousse à acheter plus vite sans réfléchir.
Ira Ingber
Bonne remarque. On dit que ce qui s'est passé lorsque des émigrés de ce qui était l'Union soviétique, lorsqu'ils n'avaient qu'un seul choix, se rendaient dans un magasin occidental et étaient anxieux, du genre : "Que dois-je faire ? Comment... Qu'est-ce que je fais ?!"
Gabi Chesnet
Faire les courses ici, ça me fait angoisser.
Ira Ingber
J'en suis sûr. Je suis sûr que c'est le cas. Raconte-moi quelques différences entre ici et la France.
Gabi Chesnet
J'ai l'impression qu'en France, les choses ne sont pas aussi énormes en général. [II : Je vois.] Vous allez dans les rayons et vous vous dites, bon, les choses ont un sens. J'ai l'impression que les rayons n'ont pas de sens aux États-Unis.
Ira Ingber
Ils sont conçus pour te faire rester dans le rayon, ici.
Gabi Chesnet
Oui, mais non, je veux juste aller chercher mon truc et logiquement aller chercher l'autre, qui devrait être au bout du rayon.
Ira Ingber
Non. Il faut faire le tour de tout le magasin pour ça.
Gabi Chesnet
Et ne pas avoir à choisir parmi tant de produits... [II: C'est vrai.] En général, en France, les prix vont [de haut en bas] du plus cher au moins cher, mais ce n'est pas toujours le cas, et aux Etats-Unis non plus. [II: Non, non.] C'est perturbant, on devient anxieux et on se dit : "Je veux juste sortir de ce supermarché !".
Ira Ingber
Il y a des années, je jouais à Las Vegas pour... c'était une assez grande artiste. Un endroit épouvantable. Tu y es déjà allée ? [GC: Non.] Tu n'as pas besoin d'y aller. Nul besoin. Le peu que je te connais, je pense que tu n'as pas besoin d'y aller. Je ne suis pas du genre à jouer, c'est peut-être pour ça que j’ai détesté, mais j'ai réalisé que c'était un grand... Lequel ? C'était l'un des plus grands. Pour aller de ma chambre à la pièce où nous jouions, je traversais tout le casino pour y arriver. On se perd immédiatement dans le casino, et c'est fait exprès.
Gabi Chesnet
Je crois que je suis allée une fois dans un casino, près de Sacramento. [II: Oui, ceux-là sont différents.] C’était quand même énorme.
Ira Ingber
L'idée est de te désorienter pour que tu ne comprennes pas. Les galeries marchandes font ça ici, ou du moins elles le faisaient. Une fois que tu es à l'intérieur, tu n'as aucune idée d’où se trouve la sortie - c'est conçu intentionnellement pour te garder à l'intérieur. Revenons aux plugins... (Rires) Belle transition, hein ? C'est la même chose. C'est conçu pour te garder sur le qui-vive. "Oh, vous avez besoin de celui-là." "Oh, il vous faut celui-ci." Es-tu déjà allée au salon NAMM ? Celui qu’on a ici ?
Gabi Chesnet
Est-ce que j'ai la tête de quelqu’un qu’on invite au NAMM ?! (Rires)
Ira Ingber
Pour les auditeurs, il s'agit d'un grand événement international - c'était, maintenant ce sera en juin, ça a toujours été en janvier - ici à Anaheim, à 50 bornes d'ici. 130 000 personnes - c'est une foule venue du monde entier. L'intention de départ du NAMM était que les fabricants viennent montrer leurs produits aux acheteurs, aux magasins de musique et aux commerçants, bref. Puis petit à petit, les musiciens se sont infiltrés. Il y a eu des musiciens célèbres venus se faire endorser et des gens qui ont joué, c'est devenu une sorte de spectacle. L'intention était toujours l'interaction entre les fabricants et les revendeurs.
Mais au cours des, oh, je ne sais pas, 20 dernières années, peut-être ? Peut-être plus. Le but était d’attraper les musiciens - ou j'ai ressenti cela, et d'autres personnes sont d'accord - "à moins que vous n'ayez cet équipement, vous ne pouvez pas travailler. Vous avez besoin de ça. Il vous faut ce truc". Donc ça devient un gros buzz, "Oh, vous devez choisir, vous devez acheter ça", et puis l'année suivante, "Oh, vous devez acheter ça". Et vous commencez à réaliser - personnellement, peut-être que j'ai été lent à prendre conscience - que tout est calculé. C'est une conception intentionnelle pour nous maintenir dans l'anxiété.
Gabi Chesnet
Exactement. Ça fait partie du marketing. C'est l'une des raisons pour lesquelles j'ai abandonné les études de marketing, car je ne pouvais pas, d'un point de vue éthique, faire face aux implications psychologiques.
Ira Ingber
C'est conçu pour inciter les gens à acheter. Tu sais, il y a un très célèbre... Edward Bernays. Tu as déjà entendu parler de lui ? [GC: De nom.] Ça vaut le coup de chercher. C'était l'oncle de Sigmund Freud. [GC: Oh, ça se tient.] Pardon, Sigmund Freud était son oncle. Petite erreur. [GC: Ça se tient toujours.] C'est le père de la publicité moderne. Il est mort dans les années 40, je crois. Un esprit critique. C'est lui qui a convaincu Henry Ford de ne pas se contenter de voitures noires, mais d'avoir des voitures colorées. On lui attribue presque à lui seul la création du concept de l'envie par rapport au besoin. Donc j'ai besoin d'un toit au-dessus de ma tête. Ok, je veux que ce soit un toit de couleur pastel. C'est différent. J'ai besoin de chaussures. Je veux des Adidas Michael Jordan, ou autre.
Gabi Chesnet
Ça me rappelle les études de marketing, avec la pyramide des besoins.
Ira Ingber
Oui. Ce type, il vaut la peine de se renseigner. Il y a de bonnes vidéos sur lui. C'était tout à fait intentionnel, et nous vivons - la plupart du monde - dans les conséquences de cela. Je ne veux pas passer plus de temps sur ce sujet - parce que je ne peux pas me rappeler de tout - mais je trouve ça fascinant.
Gabi Chesnet
Vous pouvez divaguer aussi longtemps que vous le souhaitez.
Ira Ingber
Je divague. Tu m'as eu, tu t'es trouvé un radoteur, là.
Au début des années 1900, dans ce pays, les femmes ne pouvaient pas voter. Il y avait quelque chose qui s'appelait le mouvement des suffragettes, où les femmes réclamaient le droit de vote. Ça semble ridicule aujourd'hui, mais les femmes n'ont pas pu voter avant, je crois que c'était 1920, ou le 20e amendement. C'est quelque part par là, après la première guerre mondiale. Bernays, très intelligemment - et c'est dans le récit, le documentaire - a associé les femmes qui fumaient à la libération, à l'obtention du droit de vote ; elles allaient montrer leur défi, "Nous allons fumer en public" - on ne pouvait pas fumer en public - "Et ça nous donnera le pouvoir d'obtenir le droit de vote", et ça a marché. Donc les femmes qui fument, on voit toutes ces photos de ces suffragettes fumant des cigarettes, parce que c'était leur façon de dire, "Ok, non seulement nous allons faire ça, mais nous allons voter, et nous allons y arriver". Et il a fait les rapprochements nécessaires - il a rejoint les deux.
Et donc, Plugin Alliance... (rires) est juste dans les talons d'Edward Bernays. Je suis sûr qu'il en est très heureux, où qu'il se trouve.
Gabi Chesnet
Absolument. Enfin, nous sommes des créatifs, donc nous pensons toujours que nous sommes là pour l'art, mais en fin de compte... "Arg, j'ai besoin de ceci et de cela, et je ne serai pas un bon artiste ou un bon musicien si je ne peux pas faire toutes ces choses. "
Ira Ingber
Oui. C'est si séduisant. Tu sais, ça joue sur notre peur.
Gabi Chesnet
Oui. La peur de rater le coche ?
Ira Ingber
Ouais ! Enfin, moi je n'ai pas ce machin, je n'ai pas l'ordinateur le plus rapide, je n'ai pas le... Qu'est-ce que je peux y faire ? Heureusement pour les guitaristes en particulier, dans de nombreux cas, plus elles datent, mieux c'est - enfin, pas toujours - mais j'ai des guitares assez anciennes et elles sont géniales. Les nouvelles sont bonnes. Les toutes nouvelles sont très, très bonnes, d'ailleurs. Je travaille avec Gibson en ce moment - je ne travaille pas, mais j'ai une sorte de partenariat avec eux. Les nouvelles guitares sont merveilleuses. Ils en ont eu beaucoup de mauvaises pendant longtemps. Les propriétaires ont changé, mais la guitare électrique n'a pas beaucoup changé en 60 ans.
Gabi Chesnet
Ça dépend juste de ce que vous en faites. [II: Oui.] Parce que ce que nous avons, c’est-à-dire dans le projet musical que j'ai, nous avons tendance à passer la guitare dans une Axe-FX. [II: Bien sûr.] On peut s'amuser pendant des heures avec ça.
Ira Ingber
Oui, c'est une ardoise vierge. La guitare électrique est une espèce d'ardoise vierge. On peut faire tellement de choses avec elle. On peut la faire sonner comme tout et n'importe quoi.
Gabi Chesnet
N'importe quoi, absolument. Mon ami m'a montré, l'ami avec qui je fais de la musique… [II: Donc tu joues aussi de la guitare.] Je joue un peu de tout : de la guitare, de la basse, de la batterie, et donc on avait juste la guitare et on passait d'un effet à l'autre, et j'étais époustouflée par ce que ça pouvait faire.
Ira Ingber
Oui, et ça vous donne plus d'idées.
Gabi Chesnet
Je pense que c'est à partir de ça que nous travaillons - personnellement. Je ne sais pas si c'est ce que vous faites ? [II: Oh, tout à fait.] Parfois, on entend un son et on se dit : "Oh, je peux faire ça?"
Ira Ingber
Oh, absolument ! Bien entendu. Steve et moi, on a un petit projet parallèle qui s'appelle BarIng All - il faudra que je t’envoie certains de nos trucs. BarIng - Bartek-Ingber, noms de famille, "bar-ing", donc BarIng All, c'est un jeu de mots. L’une de nos chansons; j'ai acheté un plugin, c'était une réverb Eventide, Black Hole. Je l'adore, je l'adore à mort. [GC: J'adore Eventide.] Tu connais ? Ouais. Alors on a tout branché, et ça nous a juste fait jouer des trucs. On avait l'impression d'entendre des fantômes, on la mettait sur la batterie, elle avait un très long pré-delay. On entendait la réverbération 100 millisecondes plus tard, et l'effet s'amplifiait.
Je l'ai regardé et j'ai dit : "Tu as dit quelque chose ?" Il a dit, "Non !" "C'est quoi ce bruit ? Oh, c'est ce qu'on entend depuis le... On dirait que des gens parlent là-dedans." C'est devenu le titre du morceau. Les gens parlent. Par exemple.
Gabi Chesnet
C'est donc ce qui vous inspire pour écrire, que ce soit par le passé ou pour ce que vous faites maintenant, ça ? Est-ce que ce sont les idées qui viennent du son, ou les mots ?
Ira Ingber
Elles viennent de toutes sortes d'endroits. Parfois, je me réveille - je garde un carnet près de mon lit et un bout de texte me réveille presque, ça arrive souvent. (Rires) C'est drôle parce que je ne veux pas me réveiller. Je me dis : "Non, je ne veux pas me réveiller !", mais je vais l'oublier. "Oh, merde. Ok, bon..." Alors je l'écris. Qu'est-ce que j'ai écrit ? Parce que parfois c'est même dans le noir. Alors ça arrive. Souvent, mes doigts me mènent à quelque chose. Ou j'entends le son d'un oiseau, tu vois ? (Fredonne un chant d’oiseau.) Il y a quelque chose qui passe par les oreilles pour arriver au cerveau, et qui ressort par les doigts.
Gabi Chesnet
Donc vous avez tendance à ressentir le son plus que les mots, dans la plupart des cas ?
Ira Ingber
Probablement 70-30 entre le son et les mots. 60-40. Beaucoup de mots, j'écris beaucoup. Et ça arrive, je ne peux pas le contrôler. Certaines personnes peuvent simplement ouvrir le robinet, et tout se passe bien. [GC: J’aimerais bien.] Il y a des gens qui peuvent faire ça. La plupart ne peuvent pas. La plupart ne peuvent pas, mais les bons le peuvent.
J'ai travaillé avec Bob Dylan il y a des années et je l'ai vu faire ça. On enregistrait un morceau intitulé Brownsville Girl, une de ses chansons assez connues. C'est un morceau de 12 minutes. 11 minutes ? Une très longue chanson. On était en train de l'enregistrer, et il s'est arrêté. Il a dit qu'il lui manquait un couplet. Alors j'ai dit, "Eh bien, on y reviendra". (Rires) Il a dit, "Attendez une seconde". Il est allé dans un coin, a pris un stylo qui était de cette taille - un tout petit truc - 10 minutes plus tard, il revient, peut-être même pas 10. "Allons-y, ça tourne", on a commencé à jouer. Nous savions lequel manquait, parce que je me souviens avoir entendu le schéma des couplets et donc je reconnaîtrais le nouveau. Donc on arrive au nouveau, et c'était... Il commence à le chanter. Ouah. C'était génial. Il a juste fait ça comme ça. C'est lui.
Gabi Chesnet
C'est très Bob Dylan.
Ira Ingber
Oui, c'est lui. Donc tu sais, la plupart des gens ne peuvent pas faire ça.
Gabi Chesnet
Est-ce que vous diriez que vous écrivez sur des thèmes spécifiques ? J'ai l'impression qu'il y a peut-être quelque chose avec les horloges.
Ira Ingber
Ha ! (Rires) C'est une histoire assez drôle, sur Time Sensitive. Tu as écouté des extraits de ce disque ?
Gabi Chesnet
J'ai essayé d’écouter tous les vôtres.
Ira Ingber
Eh bien, merci. Merci à toi. J'ai essayé aussi ! (Rires)
Gabi Chesnet
Je pense qu'”essayé”, c’était un terrible choix de mot !
Ira Ingber
J'ai essayé de les écouter ! Non, ce qui s'est passé avec ce disque était très drôle. J'en étais à peu près à la moitié, et je ne l'avais pas écouté dans l'ordre. Je me suis dit : "Voyons où j'en suis maintenant". Alors je me suis assis et je l'ai écouté ; et à mon horreur, le temps était dans chaque morceau. Une mention, une allusion ou une intimation dans les paroles. "Oh... Non, ce n'est pas bon... C'est un thème !" [GC : Exactement.] "Ah ! Je le savais." (Rires) Non. Donc ça m'a orienté vers ce qui est devenu Time Sensitive. J'étais sensible au temps. [GC: Inconsciemment.] Oui, enfin, ensuite consciemment. Mais tu connais l'expression “time sensitive". Comment on dit ça en français ?
Gabi Chesnet
Ça dépend du contexte.
Ira Ingber
Du genre, "vous devez voir ça tout de suite. Il faut voir ça immédiatement". On dit que c'est “time sensitive". Il n'y a pas de terme pour ça ?
Gabi Chesnet
Ah... mon cerveau est vide. Mais je dirais “urgent”, comme en anglais.
Ira Ingber
Urgent, d'accord. C'est la même chose. [GC: Un sentiment d'urgence.] Ouais, idem, urgence, d'accord. Donc c'est un jeu de mots avec moi, que c'est urgent, et c'est aussi que je suis très sensible au temps. Les horloges en particulier, tout ce qui concerne les horloges ; les horloges numériques dans nos studios, que peut-être tu ne connais pas ou un peu - un élément critique de la MAO, dont il convient de parler un moment. Quand je me suis lancé dans la MAO, en sortant de l'analogique, j'ai eu l'impression d'avoir des ailes, tu vois. Tellement libérateur... Waouh ! Je peux éditer, je peux déplacer les choses, je peux copier, coller, on ne pouvait pas faire tout ça. On pouvait, mais c'était très difficile à faire. Mettre un son à l'envers - très difficile.
Et je me souviens avoir eu de réelles difficultés à mixer les basses. Basse, grosse caisse, je n'arrivais pas à comprendre pourquoi. Parce que ce n'était pas un problème dans une grande pièce. Sur une bande analogique, on pouvait tout entendre ; ok, la basse est trop forte, compris, c’est réparé. Je faisais des allers-retours, je montais trop fort, pas assez fort. Et puis - parce que je ne connaissais rien aux horloges numériques, et quelqu'un m'a dit ou j'ai lu, j'ai oublié où c'était, "il vous faut une horloge maîtresse", qui régit le placement de l'audio. Bon, c'était les prémices des interfaces numériques. Les horloges étaient mauvaises, on parle de jitter. Elles sont imprécises. De sorte qu'à n'importe quel temps donné - je veux cette grosse caisse ici, et je veux cet élément, et je le veux là, pas ici ou ici, je le veux juste là. Beaucoup de ces premières horloges ne pouvaient pas le faire.
Gabi Chesnet
C'est le but, parce que nous sommes préoccupés à garder le rythme.
Ira Ingber
En fait, ce n'est même pas qu'elle était décalée. C'est un décalage de quelques nanosecondes [GC: C'est important.] C'est important. Étonnamment, ça a eu de l'importance parce que nous n'obtenions pas de solution. Donc j'ai eu ma première horloge, et j'en ai eu quatre depuis, parce qu'elles s'améliorent sans cesse. Celle que j'ai maintenant est géniale, Black Lion Audio, un appareil formidable. Dès que j'ai eu l'horloge, je pouvais tout entendre. Je pouvais m'aligner - le kick était là, un simple decay sonnait normal maintenant. C'était surtout ces sons transitoires rapides. La caisse claire, la grosse caisse, quelque chose qui fait “crac", parce que l'horloge dit maintenant, je veux que tu joues ça à la mesure 52 temps 3, juste là. Ce n'était pas le cas avant que l'horloge n'apparaisse.
Gabi Chesnet
C'est seulement les horloges numériques ? Parce qu'il y a ce thème visuel que je pense que vous avez.
Ira Ingber
J'ai un penchant pour les pendules aussi. J'ai dans mon studio une horloge ancienne. C'est une histoire intéressante, l'invention de l'horloge électrique, qui était principalement américaine en fin de compte. La raison pour laquelle elle a été inventée est que lorsque les compagnies d'électricité ont vu le jour, Thomas Edison, tous les autres ici - et je suis sûr que vous aviez votre équivalent là-bas. Comment vendre de l'électricité au public ? Comment mesurer ça ? Comment garde-t-on trace du flux d'énergie à travers les murs ? Eh bien, c'est devenu les kilowattheures, 60 cycles. L'un des pionniers de l'horloge électrique était un certain Lawrence Hammond. Est-ce que ce nom te dit quelque chose ? Tu as déjà entendu parler d'un truc appelé un orgue Hammond ?
Gabi Chesnet
Oh !
Ira Ingber
Il en était l'un des premiers inventeurs - beaucoup de gens travaillaient dessus, il était l'un d'eux. Il y a 60 cycles qui sortent du courant, il a assemblé une bobine - il y avait un tas d'autres personnes, mais il a été reconnu - et deux fils à une bobine, ça va tourner à 60 cycles. Ce sera exactement l'heure, en fonction de la précision de la grille [énergétique], qui a changé maintenant. La grille flotte par ici. Elle n'est plus constante maintenant. Donc mon horloge électrique bouge un peu - deux secondes, trois secondes, elle bouge légèrement. Ce n'est pas une horloge atomique. Je suis donc fasciné par ce genre de choses. Tout ça s'est réuni sur Time Sensitive. L'horloge numérique, l'horloge analogique, nos horloges biologiques, tout fait tic-tac. Le cœur est une horloge.
Time Sensitive (2015)
Gabi Chesnet
Êtes-vous chronophobe ? [II: Peur du temps ?] Peur du temps qui passe.
Ira Ingber
Non. Le terme existe ? Ou tu l'as inventé ? (Rires)
Gabi Chesnet
Non, c'est un vrai terme ! Je le cherchais moi-même.
Ira Ingber
Non, c'est un excellent terme. Non, non. Je n'arrive pas à le saisir. J'ai du mal avec les anniversaires. Enfin, 20, 30, 40 ans, ça n'a aucun sens pour moi, parce que ça ne correspond pas à ce que je ressens ou à ce que j'ai en vue. Il y a quelques années, il y a eu une étude sur les centenaires, des personnes d'une centaine d'années. Quel était leur secret ? Ce type, 103 ans, a dit : “Je suis tellement confus parce que je me sens d'une certaine façon, puis je me regarde dans le miroir et je ne reconnais pas cette personne. Je me sens différent de la personne que je vois". Un autre dit que pour son anniversaire, il mémorise toujours un poème, à chaque anniversaire. C'est son travail, de mémoriser un poème.
Gabi Chesnet
Le même poème chaque année ?
Ira Ingber
Non non non, un nouveau. Un autre. Le même, c'est facile. Mais tous ont exprimé la même histoire, à savoir qu'il leur est très difficile d'accepter le passage du temps. Non pas qu'ils soient phobiques à ce sujet, juste que ça ne collait pas. Ils étaient en bonne santé, ce qui est essentiel. Donc le côté horloge avec moi était vraiment une combinaison de choses.
Gabi Chesnet
Il y a tout un tas de trucs intéressants... Comme utiliser le son d'un chat en train de ronronner dans une de vos chansons.
Ira Ingber
C'est ça, mon chat Agnès. Oui, Perfect Stranger.
Gabi Chesnet
Perfect Stranger. Quel album ?
Ira Ingber
C'était Fact Flavored Fictions. Mon deuxième album. Comme tu le sais de ces animaux, ils sont saisissables et insaisissables. Les chats en particulier sont juste un peu différents. On l'a eue pendant 20 ans. Je travaillais sur quelque chose pour cet album, elle voulait être sur mes genoux, et elle a commencé à ronronner. J'ai pensé, "Ok, c’est l'heure de chanter". Alors j'ai pris mon très fidèle SM57, je l'ai mis juste à côté d'elle et j'ai commencé à la caresser beaucoup. Ce n'est pas tant amplifié que ça, elle ronronnait vraiment fort. Je l'ai juste déplacé... "Ok, c'est un bon angle. Ok, merci beaucoup, tu peux y aller maintenant." Donc voilà, c'était le ronronnement du petit chat.
Ira et Agnès (c. 2010)
FactFlavoredFiction(s) (2011)
Gabi Chesnet
Je trouve votre musique vraiment réconfortante, dans le sens où on se sent comme chez soi, loin de chez soi.
Ira Ingber
C'est un très beau compliment, merci.
Gabi Chesnet
C'est assez difficile à exprimer, mais il y a quelque chose de familier et d'inconnu à la fois.
Ira Ingber
C'est mon intention en tant que créatif. On veut créer quelque chose qui porte notre signature, pour ainsi dire, et en même temps, on veut que ce soit quelque chose de familier, pour ne pas aliéner les gens. C'est donc une question d'équilibre, sonore dans notre cas. Il y a des choses qui attirent les gens, il y a des sons que nous entendons qui sont très, très particuliers à une époque et à un lieu. Le Mellotron en est un bon exemple.
Gabi Chesnet
À une époque et à un lieu... Je pense que votre musique me fait penser à ici. [II: LA ?] LA, c'est ça.
Ira Ingber
Je ne pourrais pas le savoir.
Gabi Chesnet
Je ne sais pas. Je veux dire, quand j'écoutais à la maison, ça me touchait très différemment que quand j'écoutais ici. Ici, j'ai beaucoup plus l'impression que la musique était faite pour être écoutée...
Ira Ingber
...ici ? C'est drôle. Tu vois, je ne pourrais jamais le savoir. [GC: Parce que vous l’avez faite ici.] Oui, je ne suis absolument pas capable de savoir si ça sonne comme Los Angeles.
Gabi Chesnet
C'est peut-être une bonne chose, d'avoir le point de vue de quelqu'un d'un autre pays.
Ira Ingber
Oui, effectivement, c'est très important. C'est vrai. L'époque et le lieu sont essentiels. Je parlais du Mellotron, le vieil instrument à bande - les Beatles l'utilisaient beaucoup. Strawberry Fields, tu sais, le classique, le début… (fredonne l’air.)
Gabi Chesnet
Ce que je ne donnerais pas pour un de ces trucs.
Ira Ingber
Ben, tu ne veux pas les coûts de maintenance. Ils sont terribles.
Gabi Chesnet
Mhm. J'aime bien le plugin.
Ira Ingber
Le plugin est génial, oui, on ne veut pas du vrai truc. Donc dès que tu utilises un de ces engins, ce que j'ai fait sur mon premier disque, c'est instantané. Je l'ai fait écouter à ma femme, et elle... "Oh, c'est tellement... ça me fait rend, tu sais, nostalgique". Il y a ces sons qui sont tellement imprimés en nous, tu entends si quelqu'un fait quelque chose comme un son à la Jimi Hendrix ou autre, peu importe ce que c'est, ces choses ont une résonance émotionnelle. Donc on essaie de les utiliser avec parcimonie pour ne pas avoir juste un artifice facile pour attirer les gens. Il faut les utiliser comme un assaisonnement. [GC: Comme un artisan.] Oui, il faut en utiliser un peu, un petit peu suffit. Et on peut voir quand je joue pour les gens, à quoi ils réagissent, et parfois ils vont se pencher vers ceci ou cela. "Oh, ok. Ils aiment ça. Ils ont chopé ce truc là." Il y a des sons qui vont rebuter les gens.
Gabi Chesnet
Parfois ça peut être amusant de rebuter les gens.
Ira Ingber
Oui. Enfin, si on obtient une quelconque réaction, c'est qu’on s’en sort bien.
Gabi Chesnet
Ce sentiment d'être chez soi, pas vraiment une nostalgie, une nostalgie heureuse d'un temps qui n'existe pas... [II: C'est très gentil. J'aime entendre ça.] Il y a cette chanson, Across the Dial. [II: Mhm ? C'est sur le premier.] C'est sur le premier disque. Je pense que j'étais en train de l'écouter sans rien faire, je devais être dans l'avion ou en chemin, et j'ai été très surprise. Je me suis dit attends, il faut que je réécoute ça.
Ira Ingber
(Rires) Mais c'est mon intention avec presque tout, dans mon travail. Il faut l'écouter plusieurs fois. Il y a trop de choses à absorber, et c'est une bonne et une mauvaise nouvelle. Il y a beaucoup de gens qu'on peut écouter et se dire, "Oh mon Dieu, j'adore ça. J'ai compris. Je suis là". Mes trucs, il faut les écouter plusieurs fois, parce qu'il y a beaucoup de choses, il y a des nuances. Il y a des couches à découvrir, il y a des nuances à trouver. Il y a une merveilleuse citation de Joni Mitchell, que je tiens en très haute estime. On lui a demandé, il y a des années : "Espérez-vous en découvrir plus sur vous-même en écrivant vos chansons ?" Et elle a répondu, "Non, non. J'espère que vous allez en découvrir plus sur vous-même". Et je me suis dit, bon sang, c'est vraiment la bonne chose à faire. Peu importe où la chanson te mène en tant qu'auditeur, elle t'emmène quelque part où tu voudrais aller - ou peut-être quelque part où tu ne veux pas aller, mais où tu dois te rendre. Quoi qu'il en soit, elle t'emmène quelque part, elle produit quelque chose. Ça a un effet, contrairement à "C'est bien. Tu peux me passer le sel ?"
Gabi Chesnet
Oui, ce n'est pas seulement... [II: Ce n'est pas un fond sonore.] Ce n'est pas comme, "Oh, une musique de fond, cool". C'est quelque chose que vous écoutez et vous vous dites "attends, ça m’émeut un peu".
Ira Ingber
C'est censé faire ça, et c'est bien que ça l'ait fait pour toi. C'est délicat, ça arrive. Plus on le fait, plus on s'améliore, et moins on doit réfléchir à la manière de le faire. C'est automatiquement intégré au système, à tel point que ça devient relativement inconscient. C'est simplement la façon dont on travaille. Tu le sais quand tu crées des choses, j'en suis sûr, comment sait-on quand quelque chose est juste ? Comment sait-on que c'est la bonne partie ? On le sait parce que primo, on peut vivre avec. Pas vrai ?
Gabi Chesnet
C'est difficile d'écouter ses propres créations.
Ira Ingber
Oui, mais à un moment donné, quand on a l'impression d'avoir passé une journée réussie, une excursion fructueuse, on peut se dire : "Voilà, c'est bien. Ça marche. Oh, ça ça ne marche pas. On doit corriger ce truc. Ça ne colle pas, là". Comment sais-tu ces choses ? Comment sait-on ça ? On le sait parce que notre boussole intérieure, nos récepteurs intérieurs, nous font savoir ces choses. C'est de l'instinct. Il n'y a pas de bon ou de mauvais. Il n'y a pas de critère.
Gabi Chesnet
Ce sont les antennes.
Ira Ingber
Oui, c'est ça. Donc tu fais ces appréciations. "Oui. Non. Oui. Non." J'ai été amené à faire ça. C'est une compétence que j’ai développée parce qu’il le fallait, pour pouvoir être capable de me produire moi-même. Je peux produire d'autres personnes aisément. C'est facile à faire. Comment être honnête avec soi-même et ne pas être trop critique, ou pas assez ? C'est un équilibre, non ? Donc si j’enregistre des voix, disons - ou une guitare, peu importe ce que c'est - et que je l'entends dans le haut-parleur ou le casque, je dois changer de casquette. Maintenant, je suis la personne qui écoute. Je suis le producteur qui dit : "Ok, bon, c'est bien. C'est une bonne... Non, il faut rectifier celle-là". On ne peut pas tomber amoureux de son travail, mais on ne peut pas non plus le détester.
Gabi Chesnet
Comment faites-vous ce basculement ?
Ira Ingber
Je ne peux pas t'expliquer le procédé. J'ai simplement dû apprendre à le faire. J'ai dû être ce que j'appelle impartial par rapport à ma musique. En même temps, je reste passionné. [GC: Vous vous en éloignez.] Oui, il faut faire les deux. Il faut être très proche, puis être distant, et être capable de faire l'aller-retour. Ou parfois être dans les deux à la fois.
Gabi Chesnet
Enfin, ça ne fait même pas dix ans que je fais ça. C'est donc assez intimidant.
Ira Ingber
C'est vrai. Donc tu es en train d'apprendre le procédé qui consiste à être vraiment critique. Je connais des gens que l'on ne peut pas enregistrer parce qu'ils détestent tout ce qu'ils font. Alors mon travail consiste à leur dire : "Joue, c'est tout. Ça va être génial. Laisse-moi m'en occuper". Les chanteurs surtout, "Oh, c'est nul. C'est terrible". Je reviens, je fais un composite vocal sur cinq prises, "Ouah !". [GC: En général, les voix c’est le pire.] C'est difficile parce que c'est très vulnérable. C'est tellement émotionnellement dénudé. [GC: Les pistes brutes, non retouchées.] Oui ! C'est très difficile. De la part de personnes qui n'ont pas confiance en elles, ou qui ont des problèmes, qui sont troublées, qui vivent des difficultés, on obtient parfois les meilleures voix.
Mais le faire pour moi-même, c'était difficile. J'ai dû apprendre à le faire parce que j'ai réalisé que si je devais faire ce genre de choses, je devais être capable d'être objectif lorsque c'était la seule chose que je pouvais faire, et être complètement subjectif à d'autres moments. Quand je joue ou chante, quoi que ce soit - pas d'objectivité, ou peu. Je ne fais que jouer. Je fais juste le boulot. Ok, qu'est-ce qu'on a ? (Clap) Changement de vitesse. Maintenant je suis objectif. Ok. Oui, oui, non, non, non, non, oui. On commence à avoir une idée de l'endroit où se trouve l'équilibre.
Il y a deux, trois semaines, presque un mois maintenant - David, notre batteur, m'a embauché. Il produit une artiste, une chanteuse très talentueuse et une bonne compositrice, et il voulait que je joue de la guitare sur le disque. Je l’ai fait. Et le fait d'être producteur, écrivain, chanteur, guitariste, fait de moi une bien meilleure tierce personne que si je ne faisais pas ces autres choses. Parce que je sais ce qu'elle traverse. Je sais ce qu'elle éprouve, elle met tout ce qu'elle a là-dedans. Elle travaille dur. Je veux la soutenir. Je sais que ces moments de vulnérabilité, de franchise et de mise à nu sont difficiles pour tout le monde.
Gabi Chesnet
Pensez-vous que ça puisse être lié à un point que je voulais aborder, à savoir la santé mentale en tant que musicien ?
Ira Ingber
Absolument. Oh, mon Dieu. Oui. [GC: A tout âge.] Oui, absolument. C'est essentiel.
Gabi Chesnet
Pensez-vous que c'est trop peu évoqué ?
Ira Ingber
Je ne sais pas. Il y a beaucoup de gens vraiment cinglés qui font de la musique.
Gabi Chesnet
Enfin, ça dépend de ce que vous entendez par cinglé.
Ira Ingber
Je veux dire, des gens dérangés. Pas en bonne santé, pas bien, mais ensuite ils font de la musique et soudain tout va bien.
Gabi Chesnet
Parce que la musique peut être une catharsis. [II: Très thérapeutique. Oui.] De plus, quand on traverse des moments très difficiles, il peut être difficile de regarder sa musique de manière objective, et de se dire "bon, c'est bien et tout ce que je fais n'est pas toujours nul".
Ira Ingber
Tu vois, il y a des gens comme ça. Les gens du genre "tout ce que je fais est nul". Et si je suis embauché pour travailler avec eux - ou quoi que ce soit, produire - mon travail numéro un est de ne pas les laisser s'attarder là-dessus. Je les distrais de ça ou je dis, "Tu as tort, tout ce que tu fais n'est pas nul. Certaines choses que tu fais sont nulles, mais pas tout. Trouvons les choses qui ne le sont pas et concentrons-nous dessus." Et puis il y en a d'autres qui sont très compétents, qui ont un sens très clair de leur objectif, de la joie dans ce qu'ils font, et qui ne se flagellent pas. Je trouve que les musiciens plus âgés sont meilleurs à ça. Ils ne se critiquent pas autant que les plus jeunes.
Gabi Chesnet
Peut-être le facteur expérience.
Ira Ingber
Je pense, oui. On est plus conscient de ce qu'est notre boîte à outils, par exemple : "Je suis bon à ci. Je ne suis pas bon à ça. Travaillons avec les bons ingrédients".
Gabi Chesnet
Peut-être avez-vous tendance à moins vous comparer ?
Ira Ingber
Je pense, oui. On est moins en compétition avec soi-même. [GC: Avec soi-même et avec les autres.] Oui. Si on se contente de faire ce qu'on pense être le travail important. [GC: On le fait pour soi.] Oui, et avec un peu de chance, c'est quelque chose qui se traduira pour que d'autres personnes puissent écouter - "Oh, il y a de l'humanité là-dedans. On communique." Je fais quelque chose qui est universel d'une certaine façon. Ça touche les gens là où j'espérais que ça les toucherait. Je pense que les personnes plus âgées, les musiciens plus âgés, ont un avantage à cela, dans la mesure où s'ils ont survécu aussi longtemps en tant que musiciens, ils ont probablement compris que s'en prendre à soi-même n'est pas une technique de survie.
Gabi Chesnet
Est-ce que ça vous arrive de le faire ?
Ira Ingber
Je suis sûr que oui. Je n'y suis pas resté. En effet.
Gabi Chesnet
Vous ne pouvez pas rester là-dedans.
Ira Ingber
Oui, j'étais compétitif avec les autres musiciens. Si je voyais quelqu'un de meilleur, je me disais : "Je dois lui piquer quelque chose”. Je le fais encore dans une certaine mesure.
Gabi Chesnet
Ça vous motive, ça ne vous déprime pas.
Ira Ingber
Ouais ! Ça donne l'impression qu'il y a encore beaucoup de choses à savoir. La guitare en particulier, les artistes en général, quand on pense qu'on est arrivé, en tant que guitariste, on est mort. Ça viendra te gifler, quelqu'un qui a 15 ans, 10 ans, va jouer Circles [de Satriani] - "Oh, ok, je ferais mieux de retourner répéter." Tu sais, juste au moment où tu penses tout savoir, tu ne sais rien du tout, et ça arrive encore et encore. On ne peut jamais être auto-satisfait d'être arrivé. On est toujours en train d'arriver. On est toujours en train d'évoluer. Si on veut être un artiste complet - et je l'ai constaté avec tous ceux avec qui je travaille depuis longtemps - ils ont tous ce point commun. La volonté constante. J'ai un ami très cher, Van Dyke Parks, qui est un artiste merveilleux, si tu connais son travail. Nous avons beaucoup travaillé ensemble au fil des ans. Il va avoir 79 ans, et c'est un sacré dur à cuire.
Gabi Chesnet
Est-ce qu'il travaille encore, est-ce qu'il apprend encore ?
Ira Ingber
Oh, il travaille tout le temps. Il apprend toujours. Bon, il n'apprend pas autant qu’avant parce qu'il n'écoute pas aussi bien, mais il est hilarant. C'est l'une des personnes les plus drôles de la planète. Mais il m'a dit il y a quelques années, quand il se sentait mal à propos de quelque chose, il a dit, "Tu sais, mon meilleur ouvrage est encore à venir". J'ai pensé que c'était très inspirant, qu'il ne regarde pas en arrière, comme un nostalgique. Il s'en moque éperdument. Je lui posais des questions sur les vieilles sessions - des disques légendaires. Il disait : "Je m'en souviens pas. Je m'en moque". Et c'est drôle aussi, en y repensant, j'ai eu une rencontre il y a quelques années avec l'acteur Malcolm McDowell. On faisait ce spectacle ensemble, et j'adore son travail. Je trouvais que c'était un acteur incroyable. J'ai dit, "Oh, je suis vraiment... C'est un plaisir de vous rencontrer". On était assis tous les deux, à flâner dans la loge. Et j'ai dit, "Donc, quand vous avez fait ce film, vous avez..." Il a répondu : "Je ne me souviens d'aucun film que j'ai fait". J'ai dit, "Comment ça se fait ?" Il a dit qu'il purgeait intentionnellement sa mémoire. "Sinon, je serais tellement saturé que je ne serais pas capable de mémoriser quoi que ce soit de nouveau". Il a dit qu'il regardait ses vieux films - ce qu'il ne fait pas beaucoup si je me souviens bien - il a dit : "Je n'ai aucun souvenir d'avoir fait rien tout ça".
Gabi Chesnet
Ça aide à aller de l'avant.
Ira Ingber
Exactement. Et c'est la même chose avec Van Dyke. Tu vois, il a joué sur un disque vraiment splendide que j'adore et j'ai dit : "Alors comment as-tu..." "Aucune idée”. Ce que je trouvais impossible à encaisser, mais maintenant je comprends. Il est passé à autre chose ! Il ne s'accroche pas à ces trucs, parce que ça n'a pas d'importance. Il n'y a aucune trace de ça.
Gabi Chesnet
Ça me fait vraiment, vraiment penser à un état d'esprit que j'avais il y a quelques années, quand j'ai rencontré la personne avec qui je fais de la musique, qui était connue comme un shredder. Plutôt un guitariste qui était très créatif. Il passait des heures et des heures...
Ira Ingber
(Imite des gammes à toute vitesse)
Gabi Chesnet
…du picking hybride, n'importe quoi, du slapping, peu importe, il pouvait faire tout ça. Ça me faisait me sentir mal par rapport à mes capacités et je voulais abandonner, mais j'en ai parlé avec lui, et il m'a dit : “Quand je vois quelqu'un comme ça, ça me donne envie de m'entraîner encore plus dur chaque jour pour atteindre ce niveau-là."
Ira Ingber
Mhm. C'est bien ça.
Gabi Chesnet
Je sais qu'il y a une différence entre "ils sont trop bons de toute façon, pourquoi j'essaierais", et "ils sont bons, je devrais essayer".
Ira Ingber
Oui, c'est ça l'équilibre. C'est le juste milieu. Il faut que tu sentes que ça va te motiver. Tu ne dois pas se sentir intimidée. Tu l'utilises comme un outil de motivation pour toi-même. Donc encore une fois, c'est toujours une question d'équilibre. Je reviens à ce que je disais tout à l'heure sur le fait d'être capable de me produire, d'être très impliqué, et puis d'être très impartial, d'être distant, et de trouver cette zone où parfois les deux coexistent sur l'instant. C'est la vraie difficulté. Comment je peux me pencher sur quelque chose alors que je ne m'en soucie pas ? C'est une véritable contradiction.
Gabi Chesnet
Même en dehors de la musique.
Ira Ingber
Oui, mais spécifiquement au travail, en studio ; et c'est une compétence qui s'apprend, il faut la pratiquer comme tout le reste. On ne vient pas au monde en sachant tout ça. Il faut donc apprendre à le faire.
Gabi Chesnet
Il y a donc quelque chose de réconfortant que vous pourriez dire aux jeunes artistes qui ont du mal avec ça, qui sont peut-être complexés, c'est que ce n'est pas grave, on ne possède pas toute l'expérience. On a pas encore tout.
Ira Ingber
Oui. On acquiert de l'expérience en le faisant.
Gabi Chesnet
On est sur une courbe d'apprentissage.
Ira Ingber
Oui, exactement. Si on ne le fait pas, on n'arrivera à rien et on ne fera que se critiquer à nouveau. Le truc, c'est de trouver cet équilibre entre les éléments d'autocritique paralysante et d'égoïsme extrême. "Je suis tellement génial, blablabla." Ce genre de choses aux extrêmes ne sert à rien, tu sais. Et encore une fois, en travaillant avec certaines des personnes vraiment extrêmement talentueuses avec lesquelles j'ai eu la chance de collaborer au fil des ans, elles ont toutes ça en commun. Travailler dur - ce sont tous des gens qui travaillent dur. Ils ont une bonne opinion d'eux-mêmes et ils sont prêts à apprendre davantage.
Gabi Chesnet
C'est un peu la Sainte Trinité d'apprendre à devenir un meilleur musicien.
Ira Ingber
Oui, oui. Ils ont tous ça en commun, chacun d'entre eux, avec leur propre empreinte. Ce sont des choses que l’on doit apprendre pour soi. Alors tu sais, que dire à une personne plus jeune qui débute dans le métier ? Travaille dur. Sois attentif. Écoute. Écoute plus que tu ne parles.
Gabi Chesnet
Je pense que c'est quelque chose qui me frustre beaucoup, que certaines personnes regardent quelqu'un qui joue comme s'il avait un don, alors qu'il faut travailler dur tous les jours.
Ira Ingber
Le talent inné, je pense, est l'un des aspects les plus surestimés d'un artiste.
Gabi Chesnet
C'est un peu gênant pour quelqu'un qui a travaillé autant et fait autant d'efforts.
Ira Ingber
Je connais un homme très talentueux - une connaissance - à l'oreille absolue, c'était un enfant prodige au piano. Et il se repose sur ça. Il avait ce don incroyable. Il avait cet énorme ensemble de compétences. Une facilité étonnante. Super. Il a pensé que c'était suffisant. Désolé, nécessaire, pas suffisant. Il faut l'avoir, mais ça ne fait pas toute la salade. C'est une partie du marché. Encore une fois, les gens que tu connais, comme les artistes que tu admires, dont tu aimes le travail, qui qu'ils soient, ils ont tous ça en commun. Cette trinité que tu as évoquée, et aussi le fait qu'il y a un sentiment de vouloir que cela s’étende; personne ne fonctionne en vase clos.
Gabi Chesnet
C'est ce que vous avez dit, qu'il fallait se regrouper. Nous ne vivons pas en vase clos.
Ira Ingber
Oui, c'est vrai. Oui. Je suis sûr que dans ce monde, il y a probablement des centaines, des milliers, des millions, je ne sais pas, beaucoup de gens dont nous n'entendrons jamais le travail, qui pourraient être géniaux. Mais pour une raison quelconque, ils ne veulent pas le révéler. Ils sont dans une chambre, dans le noir, ils jouent, ils écrivent, ils peignent, peu importe ce qu'ils font, mais quelque chose en eux les empêche de se manifester. Parce que peut-être que ce n'est pas assez bon, peut-être que je vais être jugé. Le jugement est une partie très difficile pour les gens. L'auto-jugement - très difficile. Il faut s'en débarrasser. Parce que ça ne sert à rien.
Gabi Chesnet
Plus facile à dire qu'à faire.
Ira Ingber
Oui, [mais] ça ne sert à rien. Rien de bon n'en ressort. Laisse les autres te juger, et ensuite tu peux dire “bon, merci beaucoup. Merci d’être passé. A plus." Quand on commence à se juger sévèrement, surtout, c'est une voie sans issue. On ne peut pas en tirer quelque chose de bon. On ne peut pas passer à un véritable apprentissage et à l'écoute.
Voilà voilà. On a réparé le monde là, n'est-ce pas ? (Rires)
Gabi Chesnet
C'est quelque chose qu'on dit en français, je ne sais pas s'il y a un équivalent [en anglais], "refaire le monde" ?
Ira Ingber
Réparer le monde. Oui, en hébreu c'est Tikkun Olam. [GC: Comment ça ?] Tikkun Olam. Réparer le monde.
Gabi Chesnet
Refaire le monde, c'est-à-dire, avoir une longue conversation sur plein de sujets donnés.
Ira Ingber
Oui, enfin, toute culture le fait. Avec de bonnes intentions, mais nous ne le faisons pas tous.
Gabi Chesnet
Je peux poser une question sur les cravates fantaisie ? [II: Ha ! (Rires)] Qu'est-ce qui se trame avec ça ?
Ira Ingber
Ouais alors, qu'est-ce qui se trame ? C'est une réponse en deux temps. J'avais une cravate vraiment ridicule qu'un ami m'avait donnée il y a des années. Presque une cravate de clown. Très large, en damier. Je l'ai portée une fois et les gens ont dit “oh, c'est vraiment drôle". Je transpire excessivement quand je joue, donc au deuxième set, elle est pendue [au pied de micro]. Je ne peux même pas l'utiliser. La réaction a été positive, alors j'ai commencé à mettre… Je ne le savais pas, mais Steve dans Boingo-
Gabi Chesnet
(Rires) Adepte de la cravate loufoque, oui.
Ira Ingber
Bien au delà. Je veux dire, il a une collection de cravates courtes, de petites cravates d'enfant qui vont jusque là. Alors quand on s'est rencontré, c'était le paradis des cravates. Alors David s'y est mis, et John a peut-être participé un peu - il en avait des drôles. Donc c'est devenu notre truc, on porte des cravates marrantes. On a beaucoup de photos de nous avec des cravates rigolotes. Et puis on a lancé cette autre petite entreprise appelée TekTie - malheureusement, le nom était pris. On aurait fait des trucs avec des NFT, mais en y associant les cravates. Donc voilà, c'est l'histoire - il n'y a pas vraiment de raison, si ce n'est que c'était quelque chose qui se passait avec Steve avant que nous nous rencontrions professionnellement, et qui se passait avec moi. Je suis presque sûr que John aussi. Je ne suis pas sûr que David... Dave, il a une assez bonne collection aussi. Tu as vu celle qu'il avait l'autre soir, la blanche ?
jackiO et les cravates, c. 2017. G - D : Steve Bartek, John Avila, David Raven, Ira Ingber. Photo par Linda Borthwick.
La cravate à damier, au pied de micro à Ireland’s 32
Gabi Chesnet
David a un sens de la mode incroyable.
Ira Ingber
Oh, David a de très nombreuses facettes. C'est un bon peintre, un très bon peintre. Il a un très bon sens esthétique. Très bon photographe.
Gabi Chesnet
Qu'est-ce qu'il ne sait pas faire ?
Ira Ingber
C'est un bon cuisinier. Moi aussi, je suis bon cuisinier. On a fait des concours de cuisine, lui et moi. Mais non, il est très orienté vers le visuel.
Gabi Chesnet
Il était habillé comme s'il allait à un mariage.
Ira Ingber
Ouais, ouais. Ce qui est amusant, c'est que ce soir-là quand tu nous as vus, il avait un autre concert, il avait un double booking. C'est pour ça que la batterie était celle de Steve, ce n'était pas son kit. David, il continue de me surprendre. Il y a quelques années - trois, quatre ans - on se préparait à jouer à Ireland's, ce qui a aussi lieu ce samedi, je ne sais pas si tu as prévu de venir ? [GC: Bien sûr.]
Super. Donc c'est un bar minuscule. J'ai fait, "Salut, comment ça va ?", on installait notre matériel, "Ouais, ben, je me sens pas très bien". "Oh, vraiment ?" "Ouais," il a dit, "ouais, je vais sûrement aller aux urgences après le concert." J'ai dit, "Quoi ?!". Il a juste dit ça comme ça. "Tu vas aller aux urgences après le concert. Pourquoi pas maintenant ?" "Non, je pense que je vais pouvoir jouer." Et bien sûr, il a joué. Il a très bien joué. Il est allé aux urgences, il y est resté bien une semaine ou deux ! Il avait des problèmes cardiaques.
Gabi Chesnet
...Il a juste assuré le concert ?
Ira Ingber
Il a joué ! Ouais ! Il vient du Texas, donc le Texas est un peu plus décontracté... (imite le parler du Sud) Ils parlent un peu comme ça… Enfin, il a grandi là-bas, mais... "Ouais," c'est mon imitation de David, "Ouais, je vais sûrement aller aux urgences.” On a tous dit "quoi ?!". Moi, je serais en train de pleurer à ce stade. "Oh, désolé les gars, je dois y aller. Je suis en passe de crever, soyez patients." Donc voilà David.
Gabi Chesnet
Il a vraiment une certaine aura.
Ira Ingber
Oh, c'est vraiment quelque chose. Et quel excellent batteur. On reconnaît un bon batteur quand on joue avec lui, quand on chante, et qu’on ne l'entend pas. Il est invisible. Il est d'un soutien total et son groove est large, on appelle ça un groove large, on ne peut pas jouer de travers. On ne peut pas se précipiter ou traîner avec lui parce que c'est comme un grand panier. Tout va atterrir dedans, parce qu'il le crée. Si tu as remarqué quand il joue - tu joues un peu de batterie, tu l'as dit toi-même, non ? Tu joues de la batterie.
Gabi Chesnet
Bien sûr, c'est le premier instrument que j'ai appris.
Ira Ingber
Ok, donc tu vois, les batteurs de jazz tenaient... (démontre la prise traditionnelle) Les batteurs de jazz tiennent la baguette comme ça, pas vrai ? Ils ne la tiennent pas comme ça (démontre la prise timbale).
Gabi Chesnet
La prise traditionnelle.
Ira Ingber
Oui, la baguette se tient là. Ils jouent comme ça.
Gabi Chesnet
Oui, on m’a enseigné avec le jazz.
Ira Ingber
Ok, donc ça mène à un style de mouvement très fluide. Presque comme un mouvement circulaire.
Gabi Chesnet
C'était très intéressant de le regarder.
Ira Ingber
Oui. Donc il ne les tient pas en prise timbale, il les tient comme ça. Mais aussi, quand il fait des fills, quand il frappe la crash, il va faire ça avec. (Gesticule) Il ne fait pas ça.
Gabi Chesnet
Il donne comme des coups de cravache.
Ira Ingber
Il la fouette. Exactement. Ou quand il fait ça, (imite un rythme de batterie), vlan... Ce sont ces mouvements qui créent ce superbe champ fluide. Et à nouveau, hier soir, on travaillait. Il n'était pas à la session, il n'a pas pu venir hier, mais on était en train de faire des overdubs sur les pistes déjà enregistrées, et on écoutait ses parties de batterie. J'ai fait remarquer aux gars, j'ai dit, "Regardez ce qu'il a fait là !". Il a créé dans cette chanson une phrase de deux mesures qu'il a conçue comme un motif. Je ne le savais pas au moment où on jouait, parce que j'étais occupé à essayer de réussir ma prise. Maintenant, on l'écoute et on entend ce petit tableau magnifiquement construit qu'il a fait. Donc il a cette chose-là, (imite le rythme). Il a créé cette petite chanson au sein de la chanson qui ajoute cet élément d'intérêt. Je n'aurais jamais pensé à ça en programmant, laisse tomber. C'est ce que fait un batteur. Un batteur qui écrit des chansons, qui chante, qui connaît la musique, donc il ne joue pas de la batterie, il joue de la musique à la batterie.
Et en parlant de ton guitariste qui fait du shred; la guitare est un instrument très difficile. C'est séduisant - permets-moi de reformuler. C'est séduisant de faire de la musique pour la guitare et de ne pas faire de la musique pour la musique. Ce que je veux dire par là, c'est qu'on peut jouer de la guitare à merveille et ne pas faire de musique. Il y a beaucoup de gens qui font ça, et je ne les nommerai pas. Tu sais peut-être de qui je parle, certains d'entre eux. Parce que tout est technique, tout est dextérité. C'est de la virtuosité pour le plaisir de la virtuosité.
Gabi Chesnet
Oui, et on peut être génial dans ce domaine.
Ira Ingber
Oui, et je veux dire, beaucoup de gens adorent ça. Le public se dit : "Ouah, il est tellement génial", et je me fiche de ce genre de choses. Je ne me soucie pas de "cette personne est géniale". Est-ce que je capte quelque chose ? Est-ce qu'on me raconte une histoire ? Est-ce qu'on me parle musicalement, à travers l'instrument ? C'est ce que j'essaie de faire. Les grands que j'ai admirés - BB King est le meilleur exemple - Tu connais ? Le blues... D'accord, certains ne connaissent pas. Mais trois notes. Tu connais, c'est dans- (chante des notes). C'est BB King. Comment il a fait ça ? Parce qu'il dit tout ce qu'il doit dire de façon très concise, très délibérée, parce qu'il fait de la musique. Il ne joue pas de la guitare. Il utilise la guitare pour faire de la musique. Beaucoup de gens que j'entends jouent de la guitare, et c'est très ennuyeux pour moi.
La Les Paul Special 1957 Historic Reissue d’Ira
photos par Gabi Chesnet pour AAR
Gabi Chesnet
David a cette indépendance de tous ses membres, mais aussi dans sa tête.
Ira Ingber
Oh oui, il chante et il joue. Il est incroyable. Mais il fait de la musique.
Gabi Chesnet
C'est ce que je pense être de bonne augure pour le groupe. Il s'intègre parfaitement, parce que lorsque vous devez ne pas l'entendre, qu'il doit se fondre dans la masse, il se fond dans la masse. Mais quand vous vous tournez vers lui, comme vous l'avez dit, il fait quelque chose - on l'entend faire quelque chose.
Ira Ingber
Oui. C'est un vrai tour de passe-passe, encore une fois, qu’on ne maîtrise pas quand on débute. Il faut arriver à ce stade. Très probablement - je suis sûr, quand il a commencé - il ne pouvait pas faire ça. Il faut un certain temps pour y arriver. Jouer avec beaucoup de gens différents, beaucoup de contextes musicaux différents. On s'inspire de ceci, de cela, et soudain on a une idée de qui on est. Il existe un dicton [d'un] peuple indigène américain qui dit que l'on ne peut pas être conteur avant d'avoir 52 ans. Bon, eh bien, ça restreint le travail de beaucoup de gens. Mais il y a une grande part de vérité dans ce dicton, selon lequel on n'a pas accumulé suffisamment de connaissances - de leur point de vue - avant d'avoir 52 ans. Je ne suis pas d'accord avec ça, mais il y a beaucoup à dire là-dessus dans le cadre de ce dont on parle.
Quand on commence par se dire "je veux être un grand pianiste", on écoute tous les grands et on peut jouer comme eux, on imite parfaitement son idole. Puis à un certain point, on doit découvrir qui on est, et l'idole commence à se retirer un peu. Et alors avec un peu de chance, l'artiste émerge en soi, parce que nous sommes tous façonnés par ce qui nous a influencés.
Gabi Chesnet
Ça construit une identité, toutes ces choses.
Ira Ingber
Oui, c'est simple. Les gens qui m'ont fait découvrir la musique ont façonné ma pensée, et puis à un moment donné, on laisse tomber les petites roues et on se débrouille tout seul. Les gens m'ont dit que j'avais un son reconnaissable, ils savent que c'est moi. C'est mon but, je ne veux pas jouer comme qui que soit d'autre. [Mais] je suis façonné par tout ce que j'ai entendu. Il y a des gens que j'ai vraiment admirés, et il y en a beaucoup. Plus d'une fois on m'a demandé : "Qui sont tes guitaristes préférés ?”, je réponds, "Combien de temps on a devant nous ?”. Des centaines, des centaines. Il y a un top 10, il y a un top 20... Parce que j'ai tout absorbé comme une éponge, ceux qui m'ont vraiment façonné, qui m'ont éclairé, et ça venait de divers horizons.
Gabi Chesnet
Je voulais évoquer ensuite, pour l'avenir immédiat ; Qu'est-ce qui se prépare ? Quels sont les projets ? Vous avez dit que vous aviez une session ?
Ira Ingber
Oui, on termine. JackiO va faire plus d'enregistrements. Maintenant que l'on peut revenir jouer, on va faire plus de concerts. J'ai neuf morceaux de musique originale qui n'ont pas été sortis, et comme le format album semble avoir quelque peu disparu, je ne sais pas exactement quoi faire. Je pourrais les sortir en tant que singles... Je dois consulter - on a un manager pour notre groupe - je vais commencer à lui demander son avis sur la meilleure façon de faire, parce que je ne peux pas jouer mes trucs en live. Quand tu nous as vus, on a commencé le deuxième set avec un de mes originaux, Laugh Track. On fait quelques chansons originales à moi. Mais pour l'essentiel, je ne veux pas, je ne peux pas, je ne suis même pas sûr de pouvoir reproduire ce que je veux faire avec le groupe. JackiO écrit ses propres trucs tous ensemble et c'est plus facile à faire. Donc plus de ça. C'est à dire, trouver quoi faire avec mes enregistrements.
Je travaille avec une personne très célèbre en ce moment dont je ne peux pas parler parce que j'ai dû signer un accord de confidentialité, donc ça va venir, j'espère pouvoir en parler bientôt. Davantage de production pour d'autres personnes. Je produis un groupe, à la fin du mois. Ils s'appellent Cowboy Angst. Steven Casper de son nom, j'ai fait quatre ou cinq albums avec lui. On entre en studio le 29 ou le 28. Il a un groupe, donc je produis son groupe. C'est très gratifiant, parce que je n'écris pas les chansons. Je joue un peu dessus, mais j'arrive à faire un disque que j'aime à partir de sa musique. J'arrive à en faire quelque chose que je voudrais entendre et il me donne carte blanche pour faire ce que je veux faire. Donc parler de long terme est difficile. Tu sais, qu'est-ce que je considère comme du long terme ?
Gabi Chesnet
C'est stressant de penser à long terme.
Ira Ingber
Oui, c'est difficile, parce que les choses bougent tellement vite maintenant.
Gabi Chesnet
C'est plutôt : qu'est-ce qui se passe actuellement ?
Ira Ingber
Exactement, oui, je pense qu'à long terme, comme on le disait tout à l'heure, il s'agit de comprendre où en est le monde aujourd'hui, parce que nous sommes encore en train de faire le tri.
Gabi Chesnet
Mais vous avez beaucoup de pain sur la planche en ce moment.
Ira Ingber
Je pense que oui. Rester actif, faire ce que je veux faire, c'est essentiellement la clé. Je ne veux pas faire cette chose-là ? Je ne vais pas la faire. C'est différent de ce qui se passait peut-être même avant la pandémie, où je faisais des choses juste parce que ça payait bien, ou parce que ça me semblait être une bonne idée. Mais non, je pense que maintenant je me concentre sur les choses que je veux vraiment faire, avec les gens avec qui je veux travailler.
Et tu le sais aussi, c'est un travail difficile, et si tu travailles avec quelqu'un qui n'est pas agréable à côtoyer, ça rend les choses infiniment plus compliquées. Il faut donc travailler avec des personnes avec lesquelles on se sent en phase, et qui partagent le même état d'esprit. Heureusement, c'est le cas pour tout ce que je fais. Tous les projets sur lesquels je travaille sont réalisés avec des personnes avec lesquelles j'ai envie d'être, ce qui est un immense privilège, et j'en suis très reconnaissant. Mais c'est quelque chose que j'ai décidé consciemment. Ce n'était pas juste "comment c'est arrivé ?". C'est arrivé parce que c'est ce que je voulais, et c'est difficile. Ce qui est vraiment important, une leçon de vie que j'ai apprise il n'y a pas si longtemps, c'est qu'il est important de se concentrer sur ce que l'on veut, plutôt que sur ce que l'on ne veut pas. "Bon, je ne veux vraiment pas... " Non, ne dis pas ça. "Je veux faire ça." Ça t'oriente vers le but. C'est difficile de rester concentré là-dessus. On se perfectionne à la tâche.
Donc, je pense que le long-court terme des choses est... Tu sais, j'ai fait de la musique toute ma vie. J'ai eu beaucoup de chance, je n'ai jamais vraiment eu d'autre travail. J'ai livré des journaux pendant une seconde quand j'étais gamin, et j'ai travaillé dans un magasin de tissus pendant un temps, j'étais nul. Mais la musique est la seule chose que j'ai faite. Et juste pour conclure comme nous avons commencé, ça ne serait pas arrivé si je n'avais pas été à Los Angeles. Clairement. Et ça ne serait pas arrivé autrement qu'à l'époque où j'ai grandi. Si j'étais un enfant de 10 ans maintenant, quand j'ai commencé à jouer de la guitare à 12 ans, je ne sais pas si je serais un musicien maintenant. Je ne sais vraiment pas, car beaucoup de choses ont changé. Quelle est la motivation ? Peut-être que j'écrirais du code. Je ne sais pas. C'est une bonne question. J'y ai pensé. Mais à cette époque-là, comment aurais-je pu ne pas le faire ?
Gabi Chesnet
Le temps et le lieu.
Ira Ingber
Le temps et le lieu.
Gabi Chesnet
Et vous avez trouvé ce qui fait votre bonheur, du moins pour l’instant présent. [II: Oui.] Merci beaucoup de m’avoir accordé votre temps.
Ira Ingber
Eh bien, je te remercie Gabi, c'était très agréable.
Gabi Chesnet
Merci. Je tiendrai les gens au courant de vos projets.
Ira Ingber
Super ! Je te tiendrai au courant également. Je t'enverrai quelques trucs.
Cyd Levine
Musicians' Teatime est une production d’Acid Airplane Records, animée par Gabi Chesnet et Cyd Levine. Tous les épisodes sont accompagnés d'une transcription complète et d'une traduction en français sur le site web d'Acid Airplane Records. Merci de vous être joint(e) à nous aujourd'hui !